Cannes 2014, jours 5 et 6. L'insoutenable lourdeur des auteurs.

Foxcatcher de Bennett Miller. Hermosa Juventud de Jaime Rosales. Jauja de Lisandro Alonso. Force majeure de Ruben Östlund. Bird people de Pascale Ferran.

Ce lundi, présentation de Maps to the stars de David Cronenberg. Demain, ce sera au tour de Deux jours, une nuit des frères Dardenne. Deux films qui volent très au-dessus d’une compétition atone et informe, qui ne réserve dans le fond aucune surprise sinon celle-ci : ne pas avoir envie de la suivre de près comme on l’avait fait les cinq années précédentes. Cronenberg et les Dardenne font la différence sur un point très précis : ils ne cherchent à aucun moment à se situer au-dessus du spectateur et se contentent de l’accueillir à bras ouverts dans leurs films respectifs, l’un sur le mode de la farce caustique et jubilatoire, les autres sur le ton du suspens social débouchant non pas sur une résolution classique, mais sur une quête bouleversante de ce qui reste de noble dans l’être humain.

 

Ce matin, c’était donc au tour de Bennett Miller et de son Foxcatcher de se conformer très exactement à ce que l’on pouvait attendre de lui. Ceux qui ont vu Capote et Le Stratège ne seront ainsi nullement dépaysés par cette caricature de cinéma sérieux américain, où tout est annexé non pas au propos du film, mais à son registre : lumière froide, acteurs qui tirent la tronche, longs silences entre chaque réplique, mise en scène atmosphérique et musique néo-classique sur la bande-son — avec, ça devient insupportable, le recours à Arvo Pärt pour figurer la tristesse et la mélancolie.

Foxcatcher raconte comment un riche homme d’affaire, John du Pont, vole au secours de deux frères médaillés olympiques de lutte en 1984 et récemment éjectés par leur fédération. Il décide de devenir à la fois leur mécène et leur mentor pour les futurs JO de Séoul en 1988. Du Pont est un petit homme laid, vivant tel un magnat solitaire dans un vaste ranch entourés de ses conseillers dévoués et d’une mère grabataire et castratrice. Les frères Schultz, eux, sont un tandem bizarrement assorti : le plus jeune est taciturne, sans doute un peu stupide ; l’aîné est expansif, les pieds sur terre, bon époux et bon père de famille. Si le premier cède assez vite aux sirènes de Du Pont, le second garde ses distances, et s’il finit par entrer dans la danse, c’est surtout pour préserver son frère, abîmé par la coke et les désirs bizarres de son protecteur.

L’an dernier, au même festival de Cannes, Ma vie avec Liberace de Soderbergh racontait à peu près la même chose, mais avec une verve et une santé à l’opposé des postures arty grotesques de Miller. Car Foxcatcher est dénué de tout humour et de toute quotidienneté : chaque séquence, chaque image, chaque dialogue, chaque élément de décor est là pour souligner à quel point le cinéaste se démarque de l’infantilisme hollywoodien pour faire un cinéma adulte pour les adultes. Du coup, même son propos, pourtant pertinent, qui montre comment un petit monarque américain conservateur et névrosé peut transformer les valeurs traditionnelles du pays en machine de guerre au service de ses désirs mégalomanes, paraît en définitive lourd et plombé par cet auteurisme forcené.

Comme dans ses précédents films, Miller pousse aussi ses acteurs à participer à cette démonstration de force. À commencer par Steve Carell dans le rôle de Du Pont. Ostensiblement grimé et voûté, recouvert d’un plâtre blafard pour accentuer sa laideur physique, marmonnant son texte d’un air impassible, il s’offre un ridicule numéro d’underplaying visant très clairement les récompenses. Mais Ruffalo en frangin protecteur ne fait guère mieux, grimaçant beaucoup, affichant grosse barbe et petite calvitie, il est lui aussi dans la performance vaine et soulignée à gros traits. Du coup, c’est curieusement Channing Tatum qui sort grandi de l’exercice. Son personnage a beau être parfaitement ingrat, l’acteur l’aborde avec un mélange de modestie et d’investissement personnel qui montre à quel point il est plus intelligent que le film dans lequel il joue. Car si Miller semble faire un concours avec Sam Mendes pour le titre de cinéaste intello du moment, il semble avoir oublié que l’intelligence ne se décrète pas : c’est le spectateur qui, en fin de compte, la lui accorde.

 

Allons donc voir ce qui se passe du côté d’Un certain regard, la sélection parallèle de la compétition. Là encore, beaucoup de déceptions, sinon d’arnaques pures et simples. Déception : Hermosa Juventud de Jaime Rosales, cinéaste espagnol dont on avait beaucoup aimé les films précédents, mais dont la dernière œuvre est difficilement défendable. D’ordinaire, Rosales cherche toujours une forme forte et aventureuse pour traiter ses sujets ; ici, il se complait d’abord dans une étrange soupe naturaliste, engluée dans de la caméra à l’épaule hasardeuse et une image sale et granuleuse pour raconter le quotidien d’un couple de jeunes madrilènes sans le sou. Elle tombe enceinte, lui cherche du boulot et ils finissent par accepter de tourner ensemble un porno gonzo histoire de mettre du beurre dans les épinards. La séquence évite la complaisance crapuleuse, et livre un premier indice sur la visée de Rosales : mettre en conflit ses images et celles des nouveaux médias et des nouveaux supports — vidéo, internet, smartphones.

Il faudra attendre encore une grosse demi-heure pour que cette idée trouve un aboutissement fulgurant. Pendant près de dix minutes, Rosales raconte plein écran une gigantesque ellipse de son récit uniquement illustrée par des textos, des photos stockées dans leur téléphone portable et même un jeu vidéo créé de toute pièce dont la récurrence dit tout le morne ennui dans lequel le couple s’enfonce. Passage génial, casse-gueule mais formidablement maîtrisé, que le cinéaste rejouera une seconde fois plus tard avec la même virtuosité. On aurait aimé qu’il ose faire un film entier sur ce principe-là où, à défaut, qu’il trouve une forme moins banale pour raconter la part classique de son histoire. Car en l’état, Hermosa Juventud est un hybride peu aimable entre un cinéma vraiment éculé et une audacieuse tentative d’expérimentation contemporaine.

 

Expérimental, c’est sans doute ainsi que Lisandro Alonso aimerait que l’on qualifie son cinéma ; on ne lui fera pas ce plaisir et Jauja est, comme ses précédents films, un bon gros truc de fumiste paresseux qui ne fait pas longtemps illusion. Si l’argument est digne des meilleurs Herzog — comment un capitaine danois à la recherche d’un paradis terrestre s’égare en voulant retrouver sa fille enlevée — Alonso ne le tire jamais vers le trip contemplatif, se contentant grosso modo de se regarder filmer. Avec son format 4/3 aux bords arrondis — coquetterie stylistique vaniteuse au possible — ses compositions picturales complaisamment étirées dans la durée, et ses jeux sur le proche et le lointain, Jauja n’est qu’un exercice de style prêt à être disséqué par une critique bien contente de trouver autant d’espace libre pour y tartiner sa prose. On ne mange pas de ce pain-là, et il faut vraiment avoir vécu dans un terrier pour ne pas savoir que ce type d’arnaques fleurissent dans le world cinéma depuis quinze ans, avec toujours la même recette : construire un mur bien haut et bien solide entre le film et le spectateur pour que celui-ci sue sang et eau afin d’arriver à entrer dedans ; et quand il arrive enfin à se frayer un chemin à l’intérieur, le film le bouche aussi sec par un petit tour de passe-passe façon «What the fuck ?».

Il y a tout de même quelque chose de passionnant dans Jauja : la façon dont Viggo Mortensen refuse de se plier au cinéma d’Alonso et cherche vaille que vaille à faire son métier d’acteur. Car il pourrait se contenter de faire de la figuration dans les plans comme les autres comédiens, d’une ridicule raideur bressonienne, et servir de caution à un projet n’ayant strictement aucune envergure commerciale ; mais non ! Mortensen, qui parle danois et espagnol pour les besoins du film, s’investit corps et âme dans Jauja, impose sa présence magnétique, charge émotionnellement le moindre déplacement et, dans la longue scène d’errance, tombe, se rattrape, se relève, souffre, bref incarne son personnage dans une œuvre qui ne lui en demandait pas tant. Comme ils disent sur Twitter : Mortensen > Alonso.

 

Un buzz était parti depuis la première projection (blindée) de Force majeure, curieuse coproduction franco-suédoise tournée dans les Alpes. Son réalisateur, Ruben Östlund, s’était fait remarquer avec son premier long, Play, et il semble que celui-ci s’apprête à lui ouvrir les portes d’une reconnaissance internationale. Aime-t-on pour autant le film ? Pas vraiment, même si il faut admettre que le cinéaste va au bout de ses idées et de son dispositif.

Force majeure raconte comment un couple en vacances dans une station de sport d’hiver va se déliter suite à une avalanche sans gravité, sinon celle d’avoir révélé la lâcheté du mari, qui a préféré prendre ses jambes à son cou plutôt que de protéger sa famille. Pris au piège d’un décor où l’intimité est proscrite — juste observation de la part d’Östlund, qui embastille ses personnages entre les lignes froides de leur résidence et l’absence d’horizon des pistes de ski — le couple va se fissurer lentement, au gré de longues scènes de ménage où personne ne veut rien lâcher, avant que, de guerre lasse, tout finisse par s’effondrer dans des sanglots irrépressibles et gênants.

Ce piège, c’est aussi celui d’une mise en scène où le cadre est une valeur absolue, et où le hors champ n’a pas droit au chapitre. En cela, Öslund s’inscrit dans la longue liste des cinéastes post-Haneke, c’est-à-dire quelque part du côté d’Ulrich Seidl, en moins méchant et misanthrope. Ses personnages n’ont jamais droit à une quelconque liberté, cornaqués par les limites tracées par la mise en scène et par un scénario qui n’utilise la dialectique que pour mieux enfoncer le clou de son discours. Observateur muet et ironique de son petit laboratoire, Öslund met même sa position en abyme dans le film à travers la présence d’un homme à tout faire goguenard tirant sur sa cigarette en regardant, sourire en coin, les personnages laver leur linge sale dans les couloirs.

Il fait aussi entrer deux autres couples dans la ronde : le second n’est là que pour souffler sur les braises, reproduisant en version cool les interrogations du couple principal ; le premier, en revanche, pourrait servir de contrepoison aux ruminations de l’épouse, qui monte en épingle un incident somme toute dérisoire. Dans une longue discussion au bar de l’hôtel, son amie lui explique qu’on peut avoir une relation longue et sérieuse avec son compagnon, tout en s’épanouissant dans des aventures d’un soir sans conséquence sinon celle, bénéfique pour le couple et leurs enfants, d’un bien-être personnel. Ce que l’épouse refuse d’entendre, tout comme le film : on ne reverra plus ce personnage sinon dans un épilogue très ambivalent où elle sera la seule à rester dans un bus menaçant de chuter dans les virages en épingle qui ramènent les touristes dans la vallée.

 

Un mot pour finir du Bird people de Pascale Ferran. Tout le monde l’attendait en compétition, mais c’est finalement à Un certain regard qu’il est présenté. Ce qui peut ressembler à un camouflet envers une cinéaste dont le précédent film avait raflé tous les Césars majeurs — Lady Chatterley, pour mémoire. Mais une fois Bird people vu, on comprend aisément le choix de Thierry Frémaux ; le film est bancal et partiellement raté, mais surtout, Ferran démontre une fois de plus qu’elle n’arrive pas à penser le cinéma autrement que comme l’illustration d’une note d’intention pour le CNC.

Bird people se présente comme un diptyque avec un cadre unique : celui d’un grand hôtel à côté de l’aéroport Charles De Gaulle. Prologue : dans le RER, on entend les pensées des voyageurs triturant leurs smartphones et écoutant de la musique. Première partie : un homme d’affaire américain, en transit vers les émirats arabes pour y signer des contrats choisit de plaquer boulot, femme et enfants pour profiter de la vie et de la liberté. Deuxième partie : une femme de chambre monte sur le toit de l’hôtel et… On ne va pas raconter ça, car c’est la grande surprise du film, son coup de théâtre et sa meilleure idée, audacieuse et inattendue. Ce qu’on peut dire, en revanche, c’est que le premier volet est presque sans intérêt, farci de banalités et de scènes interminables, dont la grande scène de rupture via Skype, où Ferran démissionne totalement de son rôle de metteur en scène, se contentant d’un champ-contrechamp ingrat sur les deux comédiens, dont une qui ne quitte pas l’écran de l’ordinateur.

Mais même quand le film prend son envol (la fameuse deuxième partie), quelque chose dérange : l’impression d’entendre Ferran nous murmurer son discours à l’oreille. Genre : quand on est riche, on peut s’acheter sa liberté ; mais quand on est pauvre, et que la liberté nous tombe dessus par inadvertance, il faut quand même survivre ; la loi du plus fort s’exerce toujours et menace de nous faire sombrer encore plus dans la précarité. Tout cela passerait si elle savait impulser une vraie force spectaculaire à sa mise en scène : mais ni le recours aux effets spéciaux, ni les grandes traversées aériennes au-dessus du périphérique nocturne ne donnent un élan, un souffle à ses séquences. La preuve : Ferran a besoin d’en passer par une voix-off naïve et cucul pour être bien sûr de se faire comprendre du spectateur.

À une époque, Godard pourfendait à raison le «vouloir dire», cette manière qu’ont les auteurs de se mettre en avant dans leurs films plutôt que de laisser leur pensée infuser dans la matière même des plans. Ferran, comme la plupart des cinéastes cités dans ce billet, en sont encore là : dans le vouloir dire plutôt que dans l’expression d’un art fait d’images, de sons et de pensée.

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