Un caméraman qui veut tourner son premier film d'horreur, un producteur instable, un animateur atteint d'un eczéma imaginaire, une petite fille nommée Réalité... Avec ce film somme et labyrinthique, aussi drôle que fascinant, Quentin Dupieux propulse son cinéma vers des hauteurs que seul un David Lynch a pu atteindre ces dernières années.Christophe Chabert
Vient toujours un moment, dans la carrière d'un cinéaste digne de ce nom, l'envie de tourner son Huit et demi, c'est-à-dire un grand film réflexif sur la manière dont il aborde le cinéma : Truffaut avec La Nuit américaine, Almodovar avec Étreintes brisées, David Lynch avec Mulholland drive... Quentin Dupieux, qui avait déjà approché la question dans Rubber à travers des spectateurs regardant avec des jumelles le film en train de se dérouler sans caméra, ni équipe, ni projection, en fait le cœur de Réalité.
Le titre lui-même est un leurre sublime : ici, la réalité est sans doute ce qu'il y a de plus incertain et fluctuant, toujours contaminée et reformulée par le cinéma et la fiction. En fait, ce n'est pas la réalité que le film cherche à capturer, mais une petite fille prénommée Réalité, que l'on filme en train de dormir et dont on veut atteindre le subconscient — autrement dit, la capacité à produire de l'imaginaire. Dans la boucle folle que le scénario finira par créer, on comprendra que cet imaginaire-là n'est rien d'autre que celui de Dupieux lui-même ; dans les rêves de Réalité, il y avait ce long rêve éveillé qu'est Réalité, le film.
Cri et chuchotements
Pour en arriver là, Dupieux multiplie les personnages ayant leur propre problème à résoudre : au centre, Jason, un cameraman timide qui cherche à tourner son premier long métrage, un film d'horreur où les télévisions émettent des ondes capables d'abrutir puis de tuer ceux qui les regardent. Il propose son projet à un producteur instable qui accepte de lui confier un budget, à une condition : lui ramener sous quarante-huit heures le cri le plus terrifiant de l'histoire du cinéma.
C'est la partie la plus hilarante de Réalité et c'est aussi pour Dupieux l'occasion de renouer avec la langue française qu'il avait abandonnée depuis Steak. Le film se déroule à Los Angeles, transformée en un paysage ordinaire fait de collines, de routes et de pavillons, nimbé de smog, loin de toute représentation hollywoodienne glamour et on y parle aussi bien français qu'anglais, sans aucune raison scénaristique — le «no reason» théorisée dans Rubber est plus que jamais mis à profit. Cela donne donc un fabuleux affrontement entre un Alain Chabat parfait d'hébétude lunaire et un Jonathan Lambert prodigieux de précision dans ses innombrables ruptures d'humeur et de concentration.
Débarquent aussi dans le récit un animateur télé persuadé, malgré les apparences, de souffrir de crises d'eczéma aiguës, un directeur d'école qui aime se travestir, un cinéaste dont le génie tient de l'escroquerie... Impossible de ne pas penser, dans cette structure chorale dont les charnières restent invisibles, au travail de Lynch dans Mulholland drive : même plaisir de tourner des séquences d'anthologie, même sourde tonalité des ambiances — il faut dire que Dupieux, à rebours de ses films précédents, n'a recours qu'à une seule source musicale, un morceau de Philip Glass tiré de Music with changing parts dont la répétition entêtante participe au climat mélancolique général — et, surtout, même envie de faire exploser le scénario en cours de route pour en offrir une nouvelle configuration, dont la cohérence échappe à toute logique classique.
Magnéto détraqué
Le film se détraque alors dans tous les sens, les séquences se dupliquent de manière folle, les mêmes scènes se répètent dans des décors différents, la temporalité est soumise à des tsunamis inexpliqués, les personnages deviennent à la fois eux-mêmes et un autre... Tout converge cependant vers la fameuse Réalité qui semble seule détenir le plan de ce labyrinthe cinématographique dont l'idée la plus démente est sans doute celle d'un film qui existe déjà avant même d'avoir été tourné. Dans une des premières séquences, elle voit sortir des entrailles d'un sanglier tué par son père une antique VHS — comment cette cassette est arrivée là, évidemment, cela relève encore du «no reason»...
Son contenu reste le mystère le plus longuement décalé par Dupieux, mais ce n'est pas tant sa révélation que son existence même qui donne la clé du film. La réalité comme une bande-vidéo que l'on pourrait copier, effacer, ralentir, accélérer ou rembobiner à l'infini, dont chaque lecture produirait à la fois de l'identique et de la différence — à l'inverse d'un numérique "inusable" dont Dupieux est pourtant un pionnier et un des meilleurs ambassadeurs — voilà l'idée du monde que nous propose Réalité. Un monde ludique, libre et innocent, pas encore pollué par le besoin de rationalité, proche de l'art brut, de l'écriture spontanée ou des jeux de l'enfance. Ce film somme est donc autant un pur plaisir de spectateur qu'un magnifique manifeste de son auteur : la rencontre entre Buñuel et Lynch dans un magnétoscope détraqué.
Réalité
De Quentin Dupieux (Fr-ÉU, 1h28) avec Alain Chabat, Jonathan Lambert, Jon Heder, Élodie Bouchez...
Sortie le 18 février