Léa Fehner tend le barnum de son deuxième long métrage au-dessus du charivari d'une histoire familiale où les rires se mêlent aux larmes, les sentiments fardés aux passions absolues... Qu'importe, le spectacle continue !
Surprenant de voracité, le titre ne ment pas : Les Ogres est bien un film-monstre. Car pour évoquer de manière lucide le quotidien d'une troupe tirant le diable par la queue, confondant la scène et la vraie vie, l'enfant de la balle — voire, enfant de troupe — Léa Fehner n'aurait pu faire moins que cette chronique extravagante, profuse, débordante de vie. D'une durée excessive, et cependant nécessaire, cette œuvre vrac et foutraque rend compte du miracle sans cesse renouvelé d'un spectacle, né d'un effarant chaos en coulisses, produit par la fusion d'une somme d'individus rivaux soumis à leurs démons, leurs passions et jalousies.
Quel cirque !
Ogres, ces saltimbanques le sont tous à des degrés divers, se nourrissant réciproquement et sans vergogne de leur énergie vitale — à commencer par le propre père de la cinéaste. Chef de bande tout à la fois charismatique et pathétique, odieux et investi dans le fonctionnement de la compagnie qu'il dirige en pote-despote, il tiendrait même de Cronos, dévorant ses enfants comme le Titan mythologique. Si Léa Fehner a su dépeindre les relations complexes se nouant au sein de ce groupe d'artistes cabossés, se querellant volontiers pour des tromperies passées ou les faveurs dont certains jouissent au détriment d'autres, il faut aussi reconnaître une forme de courage à François Fehner d'avoir endossé un tel rôle... ne lui laissant, en définitive, pas le beau rôle. Quoique... Il est toujours difficile de situer la frontière entre l'intimité réelle d'un comédien et celle qu'il offre en représentation, et donc de savoir jusqu'où va son impudeur contrôlée.
Solaire et enlevé, y compris dans ses (nombreuses) séquences d'affrontement cruel ou d'émotion douloureuse, Les Ogres appartient à ce genre films rendant justice à l'univers du spectacle vivant, et surtout à ceux dont la flamme intérieure se consume pour lui. Car les meilleures évocations du théâtre sur grand écran — Opening Night (1978) de Cassavetes en tête — parlent de fragilité, de rupture imminente, d'autodestruction ; de précarité générale : sentimentale souvent (l'amour semble une comédie aussi peu sérieuse que celles jouées pour le public), sociale, parfois. Soumis à une foule d'aléas et au nomadisme, le métier est réduit à l'incertitude chronique. Mais il est, fantastique paradoxe, animé d'une pulsion ineffable et d'une énergie contagieuse.VR
Les Ogres de Léa Fehner (Fr., 2h25) avec Adèle Haenel, Marc Barbé, Lala Dueñas, François Fehner... (sortie le 23/03)