Tonie Marshall : « Avec une réelle mixité, les répercussions seraient énormes sur la société »

Numéro Une
De Tonie Marshall (Fr, 1h50) avec Emmanuelle Devos, Suzanne Clément...

"Numéro Une" / Dans "Vénus Beauté (Institut)", elle avait exploré un territoire exclusivement féminin. Pour "Numéro Une", Tonie Marshall part à l’assaut d’un bastion masculin : le monde du patronat, qui aurait grand besoin de mixité, voire de parité…

Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la (non-)place des femmes dans les hautes sphères du pouvoir ?

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T.M. : J’avais pensé en 2009 faire une série autour d’un club féministe, avec huit personnages principaux très différents. Chaque épisode aurait été autour d’un dîner avec un invité et aurait interrogé la politique, l’industrie, les médias, pour voir un peu où ça bloquait du côté des femmes. J’allais vraiment dans la fiction parce que ce n’est pas quelque chose dans lequel j’ai infusé. Mais je n’ai trouvé aucune chaîne que ça intéressait — on m’a même dit que c’était pour une audience de niche !

Et puis la vie passe, on fait autre chose… Et j’arrive à un certain moment de ma vie où non seulement ça bloque, mais l’ambiance de l’époque est un peu plus régressive. Moi qui suis d’une génération sans doute heureuse, qui ai connu la contraception, une forme de liberté, je vois cette atmosphère bizarre avec de la morale, de l’identité, de la religion qui n’est pas favorable aux femmes. De mes huit personnages, j’ai décidé de n’en faire qu’un et de le situer dans l’industrie. Parce qu’en général on y trouve des femmes très compétentes ayant fait des études ; des ingénieures qui fabriquent, réfléchissent. Et puis c’est photogénique, je trouve. J’avais d’ailleurs filmé une centrale électrique dans Enfants de salaud. À partir de là, j’ai fait une enquête avec l’aide de Raphaëlle Bacqué. Elle m’a fait rencontrer des femmes dirigeantes, en poste ou qui l’avait été, et j’ai fait une fiction que je crois très réaliste.

Au fur et à mesure qu’on fabriquait le film, je me suis rendu compte que je défendais de plus en plus l’idée d’une arrivée significative des femmes (c’est-à-dire 45-50%) à la tête des entreprises petites, moyennes et grandes. Si tout d’un coup il y avait cette réelle mixité aux endroits où s’organise le travail, les répercussions seraient énormes sur la société.

Dans quelles mesures ?

T.M. : Je crois qu’on n’a pas tout à fait les mêmes façons d’envisager les choses, le même rapport à l’argent. Est-ce le fait d’avoir des enfants, les élever ? Je ne sais pas… Bien entendu, il faut des compétences équivalentes en matière d’études, de volonté, de vista, mais avec un peu de temps le monde de gouvernance changerait profondément, évoluerait, et la société n’en irait que mieux — y compris pour les hommes. C’est compliqué à comprendre en l’état, pour certaines femmes également.

Au début du film, le personnage d’Emmanuelle donne l’impression de ne s’être jamais donné l’autorisation d’accéder à un poste à responsabilité, alors qu’elle est déjà cadre supérieur…

T.M. : Effectivement. C’est quelque chose que j’ai découvert très tardivement, en allant dans des entreprises. Les femmes ont beaucoup de mal à se projeter dans des postes de décision : il y a comme une espèce d’autocensure, de doute profond de pouvoir le faire ; il faut donc sans cesse les conforter. Qui prend le temps de le faire ? Les réseaux féminins, de plus en plus nombreux, s’y essaient. En revanche, ce que j’ai senti dans les entreprises, c’est une espèce de misogynie que j’appelle bienveillante et intégrée.

C’est un reliquat de paternalisme ?

T.M. : Oui, c’est culturel. J’ai l’exemple d’une femme entrée dans une entreprise en même temps qu’un camarade de promotion, à égalité de diplôme. Le patron qui les aimait bien tous les deux, dit à la jeune femme « je vais te donner tous les dossiers difficiles — comprenez pourris — parce que toi tu es très intelligente, tu vas savoir faire ». Pendant ce temps, son collègue a pu avancer plus vite puisque ses dossiers se résolvaient plus facilement, et il a eu une promotion. Ce n’était pas machiavélique de la part du patron : la société est organisée depuis la nuit des temps avec une direction masculine et un peu de femmes à qui ont fait de la place.

Un management féminin serait-il si différent ?

T.M. : Je ne suis pas sûre qu’une femme qui manage use des mêmes ressorts. En tout cas s’il y en avait plus, ça ne serait pas parfait — rien n’est jamais parfait — mais ça modifierait la balance et donnerait un reflet de vraie mixité. Clara Gaymard m’a dit un truc très intéressant : avant que la loi n’oblige les CA à compter 40% de femmes, les administrateurs se cooptaient dans l’entre-soi. Lorsque la loi est arrivée, ils ne savaient pas où les trouver, et ont fait appel à des chasseurs de têtes qui leur ont demandé de quels profils ils avaient besoin. Et tout d’un coup, le fait d’obliger la présence féminine a rendu les CA pour part plus jeunes, plus professionnels et plus internationaux. Je pensais que les quotas c’était idiot ; franchement, je ne le pense plus.

Y a-t-il une difficulté particulière ou du plaisir à filmer les lieux dans lesquels se prennent les décisions ?

T.M. : Non, c’est beau ! Quand on a cherché des bureaux pour figurer la fausse entreprise, je ne les ai pas trouvé à La Défense (que je ne connaissais pas particulièrement), alors on a tourné à la Tour Montparnasse. Dans l’équipe, on appelait ça Gotham City : il y a une telle concentration d’entreprises du CAC 40 et mondiales ; des milliers de gens qui arrivent et se répartissent le matin… Il fallait filmer ces milliers de fenêtres derrière lesquelles tous ces gens travaillent. Les décisions du haut découlent sur ces milliers de gens dans les bureaux… Et puis je trouve ça esthétique. Comme l’industrie.

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