Derrière le voile d'un classicisme savamment chantourné, l'immense Paul Thomas Anderson renoue avec le thème du “ni avec toi, ni sans toi” si cher à Truffaut de La Sirène du Mississippi à La Femme d'à côté. Un (ultime) rôle sur mesure pour l'élégant Daniel Day-Lewis.
Il y a quelque malice à sortir le nouvel opus de Paul Thomas Anderson le jour de la Saint-Valentin. Car si l'amour et la passion sont au centre de Phantom Thread, ils ne sont en rien conventionnels ni réductibles au chromo du couple de tourtereaux roucoulant ses vœux sucrés sur fond de cœur rose. La relation ici dépeinte — ou plutôt brodée — tiendrait plutôt d'un ménage à quatre où Éros partagerait sa couche enfiévrée avec Thanatos ; où les corps à corps psychologiques supplanteraient les cabrioles et le climax du plaisir serait atteint en habillant plutôt qu'en dévêtant ses partenaires. Rien d'étonnant, au demeurant, étant donné le contexte...
Couturier britannique, le réservé Reynolds Woodcock règne sur la haute société de l'après-guerre grâce à son génie créatif, sa prévenante séduction et la main de maîtresse de sa sœur Cyril, en charge du business comme de la “gestion” des muses qu'il consomme. Un jour d'errance, son attention est captée par une serveuse, Alma, dont il fait sa nouvelle égérie, mais qu'il ne pourra pas jeter comme les autres...
Paul Estomac Anderson
Anderson confirme implicitement un dicton et une vérité scientifique : “le chemin du cœur d'un homme passe par son estomac” et “l'intestin est le second cerveau”. Car pour Woodcock, l'inspiration et l'appétit s'avèrent intimement liés ; chaque nouvelle rencontre exaltante lui déclenche une incroyable fringale et s'achève en jeûne d'ascète quand la substantifique moelle de leur relation (essentiellement platonique) est aspirée. Frapper Reynolds à l'estomac est alors la pire des tortures ; cela revient pour un cuisinier d'être affligé d'agueusie.
Cette approche triviale, animale, d'une création venant des entrailles semble a priori en discordance avec ce que l'univers de la mode suggère d'éthéré ou de superficiel — après tout, il s'agit de l'art de recouvrir des enveloppes corporelles... Mais sous la convention de l'étiquette et les bonne manières, c'est bien un instinct organique qui pulse ; un désir carnassier et primal. Celui également d'un enfant dépendant de sa mère, comme l'est Reynolds vis-à-vis de Cyril, hanté par l'absence de sa génitrice.
Un fil à l'épate
On a parlé plus haut d'un quatuor de protagonistes, et c'est bien ainsi qu'il faut considérer la relation entre Reynolds, Alma, Cyril et les créations, animées d'une propre existence par la virtuosité de la réalisation d'Anderson — qui s'octroie ici en sus le poste de directeur de la photographie. Au plus près des matières, étoffes autant que peaux, il frôle et caresse les gestes avec une souplesse duveteuse, éclaire avec nuances, tout en interrompant son récit avec la rudesse du Kubrick de Barry Lyndon. Même le piano, perpétuellement enveloppant et mélodique, n'assourdit pas et se fond dans cette ambiance néo-classique.
Face à Daniel Day-Lewis, absolu jusqu'à la dissolution (comme d'habitude...), Lesley Manville compose une Cyril possessive évoquant immanquablement la Mrs Danvers de Rebecca ; quant à Vicky Krieps, aperçue récemment dans Le Jeune Karl Marx de Raoul Peck, elle trouve un rôle complexe où, question sado-masochisme, elle pourrait en remontrer aux oies blanches s'énamourant pour les cinquante misérables nuances de Grey. Son nuancier couvre davantage de teintes.
Phantom Thread de Paul Thomas Anderson (E.-U., 2h11) avec Daniel Day-Lewis, Vicky Krieps, Lesley Manville...