Entretien / Déjà porté à l'écran par Joseph Losey en 1962 avec Jeanne Moreau, le thriller psychologique "Eva" est à présent adapté par Benoît Jacquot avec Isabelle Huppert dans le rôle-titre.
Qu'est-ce qui vous a plu dans cette histoire?
Benoît Jacquot : J'avais lu le livre de Chase en cachette à un âge précoce, quand je devais avoir 14 ans, bien avant d'avoir vu Eva de Joseph Losey, sorti sur le grand écran autour de mes 17 ans. Ce film m'avait marqué dans la mesure où je considérais Losey comme un maître à une époque où je commençais à vouloir faire du cinéma. Lorsque j'ai pris connaissance du livre de Chase, je m'étais dit que ce serait un film que je pourrais faire un jour. Cette idée m'a poursuivi de façon régulière pendant longtemps, jusqu'à ce qu'enfin l'occasion se présente.
Quant au film de Losey, je ne l'ai pas revu depuis 50 ans. J'en garde un souvenir très imprécis. Je ne peux pas dire qu'il m'ait soit inhibé, soit élancé pour le film que je faisais. Au final, je l'ai réalisé comme si celui de Losey n'existait pas.
Il faut croire que c'est un exercice que j'aime bien : j'ai fait à peu près la même chose avec le Journal d'une femme de chambre, qui était encore plus marquant dans la mesure où c'étaient deux très grands cinéastes (Jean Renoir, 1946 et Luis Buñuel, 1964) qui l'avaient mis en scène auparavant. Ceux-là en revanche, je les avais gardé en tête.
La version de Buñuel avait aussi été réalisée avec Jeanne Moreau dans le rôle principal...
Je ne crois pas qu'il y ait de lien. Effectivement, un autre film avec Jeanne Moreau avait suscité mon intérêt, mais beaucoup moins connu du public. Le titre était Mademoiselle, d'après Jean Genet. Il avait écrit le scénario avec Marguerite Duras. Le film avait une certaine force.
Au moment venu, j'ai proposé aux productrices avec qui j'étais en contact de mettre en scène soit Eva, soit Mademoiselle — qui avaient déjà été réalisés avec Jeanne Moreau. Après, il faut quand même souligner que sa carrière est quand même extraordinairement abondante en bons films, en films intéressants et en chefs d'œuvres... Un peu comme Isabelle ! (rires)
Qu'est-ce qui a motivé vos choix géographiques ?
C'est un peu hasardeux. Je savais que ce film pourrait se faire, j'allais donc entreprendre l'écriture du scénario et la mise en place du projet, sans pour autant avoir d'idée de lieu (je me doutais que ce ne serait pas Venise, comme avec Losey). En allant à un festival italien à Annecy, je me suis dit que l'endroit s'y prêtait bien avec sa géographie, cet enclavement de la ville, ses lacs, la région avec ses montagnes les unes au-dessus des autres. Les hôtels et toute l'activité présente autour du lac ont aussi motivé mes choix de lieux.
Pour Eva, aviez-vous eu immédiatement Isabelle en tête lors de l'écriture du scénario ?
Quasiment. Mais, dans mon processus habituel, j'ai pris l'habitude d'écrire le scénario avant de penser à l'actrice qui interpréterait mon personnage principal — ce qui n'est pas le cas en général quand je travaille avec Isabelle. Quand je fais des films avec elle, on en discute avant même qu'il se mette sur pied. De telle sorte que je l'ai dit au producteur, éventuellement intéressé, qu'Isabelle pourrait interpréter Eva.
Pourquoi avoir fait de Gaspard un personnage de prostitué ?
Parce que ce qui m'intéressait, c'était de fabriquer le film sur un écho des deux lignes de vie — qui sont celles d'Eva, jouée par Isabelle et de Bertrand, incarné par Gaspard Ulliel — et de créer des échos entre leur duplicité, c'est-à-dire leur façon d'être double, divisé. Mais chacun est porteur d'un secret, d'une intimité secrète. L'un, ce quasi crime qu'il a commis, et l'autre la cause réelle, vécue, de son activité prostitutionnelle, qui est cette prison où elle visite son mari. En fait, le personnage d'Eva est peut-être une pute d'un côté mais c'est aussi une très grande amoureuse. C'est une femme absolument fidèle, une Pénélope.
Avez-vous travaillé ensemble sur l'aspect de la ”tenue de travail“ d'Eva ?
Effectivement, on se voit beaucoup pour travailler sur cet aspect-là. Par exemple, l'idée de la perruque — initialement non prévue dans le scénario — est venue d'elle-même en discutant. La question était de savoir comment manifester de façon forte le passage de la vie quotidienne avec les heures de boulot de ton personnage. C'est ainsi que l'idée de la perruque est venue. On s'était dit : « Pourquoi pas une perruque ? », puis Isabelle en a essayé une. On a trouvé que c'était bien.
Vos personnages féminins ont souvent une personnalité complexe et manipulatrice...
Elles ont effectivement des personnalités complexes. Mais je ne dirais pas manipulatrices parce qu'en général, je crois plutôt qu'elles cherchent à s'extraire justement d'une situation manipulée dans mes films. Elles sont douées d'une autonomie qui leur permet de sortir de quelque chose, d'une situation où elles seraient manipulables, où elles dépendraient.
D'où vient cet intérêt pour la gent féminine ?
C'est difficile à dire. Cela fait un bout de temps que je suis au monde et je me suis toujours intéressé beaucoup à la part féminine de l'humanité. Y compris à la mienne d'ailleurs. Cela m'intéresse plus a priori que l'autre côté. Je préfère parler doucement avec Isabelle pendant des heures — ce qu'on fait quand on tourne — plutôt que d'être avec un pote, lui taper sur l'épaule et lui dire : « Hé ça va ? ».
Comment cela s'est passé sur le tournage avec Gaspard Ulliel ?
Gaspard, je m'entends très bien avec lui parce qu'il a quelque chose de très féminin. Enfin, on peut appeler cela "féminin", d'autres diront "félin" ou... Il a même un côté animal. Parfois, on dirait qu'il flaire ce qu'il se passe autour de lui et j'aime bien cela. Et il est immédiatement sexuel, c'est toujours intéressant.