Michel Saint-Jean : la hauteur du politique

Portrait cinéma / Avec Brizé, Pawlikowski et Lee Chang-dong en compétition et trois autres réalisateurs dans les sections parallèles, le distributeur et producteur Michel Saint-Jean a savouré « comme si c’était le premier » le festival de Cannes 2018. Affable mais discret, le patron de Diaphana y fait souvent résonner des voix indépendantes et engagées. Rencontre.

Même si rien ne vient jamais amenuiser son prestige, la rumeur prétend que son éclat s’estompe avec le temps. C’est un fait chimique : l’oxydation est la pire ennemie des César. Celui décorant discrètement le bureau de Michel Saint-Jean a de fait gagné son pesant de patine. Sans doute s’agit-il de la statuette remportée en 1999 avec La Vie rêvée des anges ; sa petite sœur conquise en 2009 pour Séraphine demeurant chez ses producteurs. Un trophée du meilleur film toutes les années en 9, comme pour célébrer chaque nouvelle décennie de sa société Diaphana fondée en 1989… Le distributeur peut toucher du bois pour 2019. Et pourquoi pas grâce à En guerre, la nouvelle réussite de Stéphane Brizé. Ce « combat pour la dignité et la justice allant au-delà de la photographie de la délocalisation », s’inscrit dans la cohérence des près de 350 films qu’il a portés sur les écrans depuis ses débuts, où l’on croise le Lucas Belvaux de la géniale Trilogie ou de La Raison du plus faible, presque tout Robert Guédiguian, les Dardenne, Ken Loach ou Manuel Poirier.

J’ai envie de parler des gens dont il est nécessaire de parler. Même si j’ai une vie complètement bourgeoise, j’ai vécu mes vingt premières années dans des HLM. Mon père était ouvrier et ma mère ne bossait pas. Je sais d’où je viens.

Pour autant, Michel Saint-Jean ne revendique pas une ligne éditoriale à l’inflexibilité d’airain : « j’adore tous les cinémas ! ». Un rapide survol de sa filmographie le confirme : n’a-t-il pas sorti Braindead (1992) du Peter Jackson période gore ; n’a-t-il pas a accompagné l’émergence d’un nouveau cinéma d’animation en important Wallace & Gromit, puis en distribuant Les Triplettes de Belleville ou Persepolis ?

Saint-Étienne, Saint-François, Saint-Jean

Sa vocation naît grâce à la plus traditionnelle des animations, lors d’une séance de Dumbo l’éléphant volant au cinéma L’Anabel de Saint-Étienne ; il a alors 10 ou 11 ans.

Je me revois dans le long couloir menant à la sortie, ma mère me demandant si ça m’avait plu. Quand je lui ai répondu que je voulais en faire mon métier, elle avait beaucoup ri en me disant que je n’étais pas un éléphant ! En fait, j’avais tellement été enthousiasmé par le film et par l’émotion qu’il m’avait apporté que je voulais la ressentir toute ma vie.

Le jeune Michel se met alors à dévorer du film. Étudiant, il devient un fidèle des Rencontres Internationales de Saint-Étienne : « il y avait jusqu’à 300 films projetés, des avant-premières, des rencontres avec Truffaut ou Mastroianni… En 8 jours, je voyais près de 50 films. » Son assiduité lui vaut d’être remarqué par la créatrice de l’événement, la distributrice et productrice Nella Banfi. Et le convainc que le meilleur moyen d’assouvir sa passion, c’est de travailler dans un cinéma.

Il propose donc ses services au France (l’actuel Méliès Saint-François) et démarre au bas de l’échelle : caissier, homme de ménage, il passe son CAP de projectionniste — « on projetait encore des copies flamme à l’époque » — et finit par diriger la salle. C’est alors que le service national se lasse de ses demandes de reports d’incorporation. Pour cet antimilitariste convaincu, hors de question d’être troufion. L’assouplissement du régime des objecteurs de conscience l’autorise heureusement à effectuer son service civil au sein d’une association. Pourquoi ne pas tenter sa chance à l’Institut Lumière à Lyon ? « Bernard Chardère a eu la gentillesse de m’accueillir et cela a été 15 mois magnifiques parce que j’ai consolidé ma cinéphilie, j’ai rencontré des gens extraordinaires comme Raymond Chirat ou Barthélémy Amengual… » Michel sympathise aussi avec un jeune bénévole de son âge, un certain Thierry Frémaux, futur patron de l’Institut et délégué général de la Croisette. Tous deux n’ont jamais coupé les ponts :

Aujourd’hui encore, on s’envoie des textos d’insultes à chaque derby », rigole-t-il.

Ces Mozart qu’il accompagne

Rendu à la vie civile, Michel Saint-Jean est plus que jamais résolu à persévérer dans la profession. Mais il veut aller plus en amont, à la source créative. L’IDHEC, ancêtre de la FEMIS, ne lui a pas ouvert ses portes ? Qu’à cela ne tienne : il multiplie les CV et contacte Nella Banfi qui se souvient du cinéphile stéphanois. Elle l’invite à gagner Paris et l’embauche comme responsable de programmation. Sa première mission : distribuer l’intégrale Nanni Moretti — difficile de faire mieux. Il découvre un métier dont la spécificité le fascine encore : « on est là pour accompagner le film, le mettre en valeur, faire en sorte qu’il rencontre un public le plus large possible. » Un métier dont il mesure, également, la position centrale mais ambiguë, prise en étau entre l’exploitation (les salles) et la production : « ils sont beaucoup plus nombreux et structurés que nous qui sommes des rêveurs, des saltimbanques… »

Tout saltimbanque qu’il se proclame, le jeune homme va rapidement prendre son autonomie en créant sa propre société, Diaphana — la beauté du mot et l’idée de la transparence ayant présidé au choix du nom. Les débuts sont portés par de nombreux succès étrangers, signés notamment Ken Loach (Riff-Raff, Raining Stones, Land and Freedom…) ou Mark Herman (Les Virtuoses). Quand en 1997, deux auteurs “maison“, Guédiguian et Poirier, sont adoubés à Cannes pour Marius et Jeannette et Western, le bénéfice en terme de visibilité est considérable. D’autres jeunes cinéastes émergent dans la foulée, faisant des razzias à tous les palmarès : Sólveig Anspach (Hauts les cœurs !), Dominik Moll (Harry un ami qui vous veut du bien), Edward Yang (Yi Yi), Pierre Schoeller (L'Exercice de l'État)… Bientôt trente ans d’activité marqués par deux Palmes (L’Enfant et Le Vent se lève), des fidélités à la pelle et la douleur de la rupture quand Loach, après une dizaine de films, accepte une offre de Why Not : « Je n’ai pas d’amertume, personne n’appartient à personne, mais ses derniers films, je ne peux pas les voir, c’est trop dur. On se parle toujours, hein. »

Michel Saint-Jean a dû s’investir dans la production — une nécessité vitale pour un indépendant : plus tôt il s’engage sur un film (en l’occurrence, dès l’écriture), meilleures sont ses chances d’en acquérir les droits. C’est ainsi qu’il peut soutenir de nouvelles signatures en misant parfois gros. Dithyrambique sur son précieux poulain Xavier Dolan — « ce type a 26 ans, il a fait 7 films, c’est Mozart » — à qui il promet le meilleur, soutien sans faille de Safy Nebbou, il accompagne aussi Lukas Dhont dont Girl est une sensation d’Un certain regard :

« S’il me demande de faire ses 5 prochains films, sans savoir ce que c’est, je signe tout de suite ; s'il veut 400 millions, je me démerde, je les aurai.

Diaphana a par le passé connu un petit trou d’air, comme tout le monde dans ce milieu fait de risques et d’incertitudes. « Mais on a retourné le truc. En plus de 300 films, je n’ai jamais planté quiconque, il n’y a pas un seul technicien à qui on doit de l’argent. C’est parce que j’ai été bien éduqué. » On n’oublie jamais ses vertes années…

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