Rire sous cape / Deux flics — l'un noir, l'autre blanc et juif — infiltrent la section Colorado du KKK. Le retour en grâce de Spike Lee est surtout une comédie mi-chèvre mi-chou aux allures de film des frères Coen — en moins rythmé. Grand Prix Cannes 2018.
Colorado Springs, aube des années 1970. Tout juste intégré dans la police municipale, un jeune flic noir impatient de “protéger et servir” piège par téléphone la section locale du Ku Klux Klan. Aidé par un collègue blanc, sa “doublure corps“, il infiltrera l'organisation raciste...
Spike Lee n'est pas le dernier à s'adonner au jeu de l'infiltration : dans cette comédie « basée sur des putains de faits réels » (comme l'affiche crânement le générique), où il cite explicitement Autant en emporte le vent comme les standards de la Blaxploitation (Shaft, Coffy, Superfly...), le réalisateur de Inside Man lorgne volontiers du côté des frères Coen pour croquer l'absurdité des situations ou la stupidité crasse des inévitables sidekicks, bêtes à manger leur Dixie Flag. Voire sur Michael Moore en plaquant en guise de postface des images fraîches et crues des émeutes de Charlottesville (2017). Cela donne un ton cool, décalé-cocasse et familier, rehaussé d'une pointe d'actualité pour enfoncer le clou, au cas où les allusions appuyées à la menace d'élire un président populiste n'eussent pas été bien saisies. En somme, ce qu'il faut d'assise pour emporter l'adhésion d'un jury désireux de se prouver, entre deux mondanités, qu'il est bien concerné par l'état du monde — et ça marche : BlacKkKlansman a conquis le Grand Prix à Cannes.
Voix blanche pour une voie noire
Lee essaie aussi de reprendre à son compte la mise en pièces du Naissance d'une Nation (1915) de Griffith dans la foulée de Nate Parker... dont l'excellent The Birth of a Nation (2015) avait vu son succès contrarié par la révélation de l'implication de Parker dans un procès pour viol. Les nombreux partisans médiatiques du film (dont Spike) avaient aussitôt disparu des écrans-radar, effarouchés comme un vol d'étourneaux à l'idée d'être assimilés à Parker, condamnant de fait son film-brûlot à une discrétion relative. Pourtant, le sujet et la forme méritaient bien mieux que cela.
Car aborder l'esclavage, ou parler des conflits ethniques aux États-Unis dans un film d'Histoire, c'est implicitement évoquer l'actualité. Sans recourir à une apostille pour autant, Steve McQueen, Jordan Peele et Tarantino l'ont (plus ou moins bien) prouvé. Au passage, rappelons que Django Unchained avait été censuré d'office par Spike Lee, qui estimait le genre choisi par Tarantino « irrespectueux » vis-à-vis de ses ancêtres esclaves, et trouvait infamant le nombre d'occurrences du mot “nègre“...
S'est-il ici demandé quels mots mettre dans la bouche de ses klanistes bas du front lorsqu'ils éructent contre les Noirs, les Juifs et tout autre non aryen ? Loin d'être respectueux, le catalogue des termes colle pourtant avec la réalité et il a tout intérêt dans un film où la parole, la voix, la tchatche sont essentiels, au point de prendre le pas sur l'action : la longueur se fait d'ailleurs parfois ressentir. Notamment dans une séquence pourtant considérée comme le climax du film, suivant en parallèle le baptême d'un chevalier du Klan devant un parterre blanc, et le récit d'un lynchage de 1916 effectué devant un groupe de militants noirs ; chacune des deux cérémonies s'achevant par appel communautaire au pouvoir des blancs ou des noirs.
Si le montage réunit adroitement les deux groupes non miscibles, et montre à quel point la colère des uns est consécutive à l'oppression par les autres, quelle pesanteur... Dommage collatéral, l'évocation du lynchage se trouve diluée et affaiblie par ce zapping continu : ce que Lee gagne d'un côté en (petit) symbole, il le perd en (grande) tension dramatique. Mais c'est un peu le problème constant de ce film qui semble se forcer à tirer son sujet vers la comédie, avant d'essayer de se légitimer avec quelques séquences à l'indiscutable gravité. Assumer pleinement le second degré — et donc s'adresser à un public instruit du premier — est un choix plus courageux qu'il n'y paraît ; Spike Lee semble ne pas l'avoir pleinement mesuré.
Un mot pour conclure sur Terence Blanchard et son excellente partition. Au lieu de recourir à cette facilité compilationniste consistant à façonner sa B.O. à partir des juke-boxes d'époque, le compositeur ose le contrepoint lyrique et mélodique en signant une vraie musique originale, comme on n'en fait hélas plus guère. BlacKkKlansman est vraiment un film à regarder avec les oreilles.
BlacKkKlansman - J'ai infiltré le Ku Klux Klan de Spike Lee (É.-U., 2h16) avec John David Washington, Adam Driver, Topher Grace...