Sabri Louatah : Romanaissance

Portrait / Gamin, il rêvait de raconter une histoire de famille, tandis qu’il se cachait derrière des montagnes de bouquins. Devenu grand, le Stéphanois Sabri Louatah s’est inspiré de la sienne, pour écrire une saga en quatre tomes aujourd’hui adaptée à l’écran pour une série Canal +. Portrait d’un petit génie de la littérature… Et pas que.

Comme pour affirmer d’emblée son petit côté old school, c’est « place Marengo », que nous a donné rendez-vous Sabri Louatah, en ce mercredi après-midi du mois de mars. Entre deux giboulées, deux avions, deux biberons et deux séances de tournage ici à Saint-Etienne, l’écrivain se laisse volontiers aller à la discussion, à propos de lui, de sa vie, de ses bouquins, de sa série. De son bébé, aussi, qui vient d’avoir deux mois et dont la bouille s’affiche en fond d’écran sur son téléphone. « Ça m’a changé, de devenir père. J’ai l’impression que je ne peux plus me permettre d’être aussi inconséquent qu’avant. Depuis sa naissance, je regarde l’humain de manière plus tolérante », souffle-t-il, l’œil brillant, alors qu’il croque inlassablement dans une énorme pomme toute rouge depuis déjà un bon moment.

Un peu plus tard dans l’après-midi, Sabri est attendu sur le tournage de la série qu’il a adaptée de son roman Les Sauvages, paru en quatre tomes entre 2012 et 2014. Une fresque familiale à la Balzac, qui raconte l’arrivée au pouvoir d’un président de la République d’origine kabyle dont le destin va progressivement se lier à celui d’une famille d’immigrés stéphanois. « Ce roman, c’est de la fiction spéculative politique, souligne l’auteur. J’avais envie d’émettre un « et si » dans la France que l’on connaît. « Et si, vraiment, les Français élisaient un président issu de l’immigration maghrébine ? »

Vivre côte à côte plutôt que vivre ensemble

Cette France que l’on connaît, c’est celle qui fut secouée par une vague de révolte dans toutes ses banlieues, à l’automne 2005. Et qui, à l’inverse des États-Unis où un homme noir a pu être élu à la présidence, affronte mal sa dimension multiraciale : « Chez nous, il y a des mots que l’on n’ose pas prononcer. Pourtant, il me semble que si l’on parlait davantage de races, si l’on acceptait enfin de mettre en place des statistiques ethniques, on alimenterait moins le fantasme du grand remplacement. L’assimilationnisme, ça marchait tant qu’il n’y avait que des Blancs, Polonais, Italiens, Espagnols, Portugais… Là, ça ne marche plus, c’est évident. On nous parle beaucoup de vivre ensemble, mais vivre côte à côte, ce serait déjà pas mal », argumente l’auteur.

Pour Sabri Louatah finalement, Les Sauvages, ce n’est pas qu’une histoire. C’est aussi un combat. Son combat. Inspirée de sa propre vie, de sa propre famille, de sa propre enfance, la saga est également une manière de montrer « que les sauvages en question, ce sont moins les Arabes qui vivent ici depuis plusieurs générations, que certaines personnes qui œuvrent dans les cabinets ministériels par exemple. Que ceux qui donnent l’impression d’être les plus civilisés sont parfois les plus agressifs. » Lui qui se dit aujourd’hui pour « un communautarisme léger » a, plus jeune, assez mal vécu les discriminations à l’encontre de ses proches. « Je ne crois pas que l’on puisse faire table rase du passé. Et puis très franchement, je fais partie de ceux qui ont vu leurs pères subir des humiliations parce qu’ils étaient arabes, donc j’avoue que je ne suis pas sûr d’en avoir envie. »

Une réussite comme succession de hasards

S’il refuse le terme de revanchard, Sabri admet en substance qu’il en a eu gros, un peu toute sa vie. Jusqu’à cette période post attentats, où il a finalement pris la décision de mettre les voiles. « Je me suis installé aux États-Unis parce que mon épouse, professeur d’université, a obtenu un poste là-bas. Mais c’est vrai que je n’ai pas très bien vécu l’après-Bataclan en France, les regards suspicieux dans le métro… Les gens ont le goût du sang dans la bouche et, d’une certaine manière, je ne peux même pas leur en vouloir. » Ainsi ne veut-il pas que sa réussite soit considérée comme un exemple, mais plutôt comme une exception. Pour ne pas que l’on puisse se servir de lui pour illustrer une méritocratie qui selon lui n’existe pas. « Petit, j’étais moche, je ne plaisais pas aux filles, je n’étais pas sportif. J’allais à la bibliothèque de Tarentaize, juste en face de l’appartement de ma grand-mère. J’étais très heureux, mais un peu solitaire. Je m’étais construit ma légende, persuadé que je deviendrais un grand écrivain. Mais statistiquement, je n’avais quasiment aucune chance. Cette réussite, c’est avant tout une suite de hasards », avance-t-il.

Reste que, s’il doit peut-être un peu à la chance, Sabri ne serait sans doute pas allé bien loin sans son génie littéraire. Pas étonnant d’ailleurs, que les producteurs de Canal + aient accepté de transposer son œuvre en série télévisée. 6 épisodes, en partie tournés à Saint-Étienne, qui seront diffusés à partir du mois de septembre, et dont l’auteur a lui-même signé l’adaptation. Lui qui ne jure que par Les Soprano a découvert là un nouveau terrain de jeu, qu’il a, sans surprise, pris comme une chance de plus : « Lorsque j’écris, je suis assez gourmand, je donne toujours énormément de matière, explique le romancier. C’est d’ailleurs pour cela que le troisième volet des Sauvages part selon moi un peu dans tous les sens. Une série, c’est différent. Tu n’as pas le droit de te laisser aller, il ne doit pas y avoir un plan de trop, l’écriture est dictée par énormément de contraintes. Mais je suis finalement assez content d’avoir eu l’obligation d’élaguer mon texte. Après avoir un peu raté le troisième tome, j’ai pu corriger quelques erreurs dans le quatrième. »

Et puis, cette série, c’est aussi pour Sabri une manière de voir son histoire se concrétiser. Tous ces plans, tournés sur les lieux de son enfance. Ses personnages, qui prennent vie sous ses yeux. Et aussi cette fierté certaine de « voir des comédiens arabes qui pour une fois incarnent autre chose que des rôles de racailles. » Enfant de la télé, venu aux mots grâce à l’image, Sabri Louatah vient de boucler sa première boucle, ici, dans sa ville natale, traitée dans son scénario comme un véritable personnage. « Je ne voulais pas aborder Sainté de manière sociologique, un peu moche. Je voulais vraiment qu’on la voit comme elle est : une ville complètement dingue. » Alors, pour cette vision de Saint-Étienne, pour l’histoire, pour sa minutieuse adaptation, pour le talent de l’auteur, pour la réalisation Canal… Pour à peu près tout finalement : vivement septembre !


Dates clés :

1983 : naissance du futur romancier, à Saint-Étienne
2001 : Sabri part étudier à Lyon, en prépa lettres
2012 : sortie du premier tome des Sauvages
2015 : sortie du quatrième tome
2019 : tournage de la série adaptée du roman, qui sera diffusée en septembre/ Réalisation de Rebecca Zlotowski avec Roschdy Zem, Amira Casar, Marina Foïs...

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