La main en carapate de "J'ai perdu mon corps" donne-t-elle le “la“ de ce mois de novembre ? C'est à se demander, face à la somme d'étrangetés visibles sur les écrans. Pour le meilleur, comme pour le pire...
« Le beau est toujours bizarre », écrivait Baudelaire. La proposition réciproque mériterait d'être énoncée, ne serait-ce que pour décrire cette flopée de films de novembre conjuguant un goût certain pour l'insolite et une esthétisation parfois extrême, sans être forcément déplaisante. Avec Knives and Skin (20 novembre), Jennifer Reeder offre ainsi un contrepoint féminin et féministe à ces récits lynchéens se déroulant au cœur de villes moyennes des États-Unis figées dans une malaisante harmonie pastel, où une singularité fantastique vient bousculer l'apparence d'équilibre et faire sourdre une trémulante angoisse sous-jacente. Ici, c'est la disparition d'une lycéenne Carolyn Harper — dont on sait qu'elle a été molestée par son “petit ami” trop empressé — qui déclenche l'histoire et révèle les secrets et turpitudes de la communauté. Captivant, inquiétant et maîtrisé. Trois choses que ne sont pas hélas l'adaptation du Goncourt de Leïla Slimani, Chanson douce de Lucie Borleteau. Est-ce parce que Karin Viard est-trop prévisible dans le rôle d'une nounou désaxée ? Ou bien parce que la fin grand-guignolesque n'est pas à la mesure de l'horreur des faits ? Dommage.
Plus ouvertement inquiétants sont les thèmes de In Fabric de Peter Strickland (20 novembre) et Little Joe de Jessica Hausner (13 novembre). Tous deux travaillent des motifs faustiens en faisant preuve d'une stylisation plastique extrême, mais pour des résultats opposés. Racontant l'histoire d'un magasin de prêt-à-porter diabolique vendant une robe fascinante aussi maudite que la Tunique de Nessus, le premier constitue une version horrifique de la fantaisie d'Alex van Warmerdam La Robe...(1996). Quant au second, à l'image parfaitement composée (une réussite, de ce point de vue), il narre les péripéties d'une équipes de généticiens en quête de la plante procurant la félicité à ses possesseurs, mais les transformant en monstres dépourvus d'empathie. Problème : il s'agit ni plus ni moins d'une transposition carbone inavouée de l'argument et de la morale du film d'Alain Jessua Paradis pour tous (1982) où une opération sensée guérir la dépression annihile toute sensibilité chez les sujets traités et finit par contaminer l'Humanité entière. Ajoutons que la comédienne Emily Beecham, sans démériter ni étinceler, s'est vue dotée d'un Prix d'interprétation à Cannes un peu inexplicable. Ça fait beaucoup.
On refait l'Histoire
Tiens, puisque l'on parle de Cannes, c'est sur la Croisette que La Belle Époque de Nicolas Bedos (6 novembre) avait été présenté pour la première fois. Si le principe de proposer à des personnages d'expérimenter dans des décors de carton-pâte l'époque de leur choix est séduisant ; si le fait que l'un d'entre eux, dépressif au dernier degré, choisisse de revivre un moment-clef de sa jeunesse — la rencontre avec sa future épouse — s'avère touchant, l'argument central, la “guérison amoureuse“ de Victor, se trouve en effet pollué par une sous-intrigue sentimentale déplaçant le centre de gravité vers l'égotique organisateur des reconstitutions — en clair, le metteur en scène. Un remake hollywoodien serait sans doute plus sensible ! Côté reconstitution, on préférera L'Orphelinat (27 novembre) dans lequel Shahrbanoo Sadat poursuit à hauteur d'enfant, après Wolf and Sheep, sa relecture de l'histoire afghane contemporaine. Entre visions réalistes et projections fantasmées irriguées de cinéma bollywoodiens, cette évocation du retrait soviétique et du début de la guerre civile en apprend beaucoup sur l'histoire du pays et sa vie quotidienne à la fin des années 1980.
Ces affreux qui nous gouvernent
Comment ne pas conclure sur les plus bizarres d'entre tous que son les politiques ? Dans Adults in the room (6 novembre) l'indispensable Costa-Gavras adapte Varoufákis et montre l'absurdité de la gouvernance européenne dans la “gestion“ de la crise grecque. Avec Terminal Sud (20 novembre), porté un Ramzy Bedia inspiré, Rabah Ameur-Zaïmeche signe sans doute son meilleur film, montrant un pays méditerranéen indéfini ravagé par une guerre civile fratricide transformant évidemment des innocents en victimes. Enfin, dans Gloria Mundi (27 novembre), Robert Guédiguian dépeint la réalité ordinaire du libéralisme “en marche“. Le beau est bizarre, mais la laideur morale trop souvent coutumière...