La Bonne épouse / Alors que sa sortie a été courageusement maintenue sur les écrans malgré l'ombre du Covid-19, et que des affiches ont été indûment taguées en marge des cortèges du 8-mars, Martin Provost et Juliette Binoche reviennent sur la genèse de ce film qui, bien qu'il use du second degré, n'en est pas moins féministe.
Juliette, êtes-vous une “bonne épouse“ ?
Juliette Binoche : Je suis parfaite : je fais la cuisine, je repasse, je couds (rires)
Martin Provost : J'en sais quelque chose : sur le plateau, c'était un régal...
JB : Sinon il ne m'aurait pas castée ! (rires) Heureusement que c'est un film...
Vous connaissiez le cinéma de Martin ?
JB : Oui ! Il a une façon d'aimer les personnages qu'il filme et d'avoir un sens du féminin. Et d'aborder les thèmes que je trouve importants comme l'artiste et la création : dans Séraphine, je trouve ça passionnant. Martin est quelqu'un qui aime la vie. On rit et on s'entend souvent sur les mêmes choses. Notre rencontres était évidente, je dirais.
Martin, comment êtes-vos tombé sur l'existence de ces “écoles ménagères” ?
MP : Par une amie dans le Cotentin, une vieille dame qui m'a raconté sa vie. C'est par elle que j'ai entendu pour la première fois ce terme ; évidemment ça fait tilt et j'ai fait des recherches. J'ai découvert un monde incroyable, révolu et pourtant bien réel. Tout ce qu'on raconte dans le film est vrai : il n'y a pas un truc qu'on ait inventé.
Après notamment Le Ventre de Juliette, Séraphine, Violette et Sage-femme, La Bonne Épouse complète une filmographie très engagée sur la question de la situation des femmes dans la société...
MP : Je ne sais pas... En tout cas oui, je suis obligé m'en rendre compte, mais je ne l'aurais pas dit. Quand j'ai fait Séraphine, je n'ai pas pensé à ça. Je voulais faire des films qui parlent de ce qu'il y avait au fond de moi, et pour moi la création elle n'est ni masculine ni féminine : elle est androgyne. Mais on est dans une époque aujourd'hui où, d'un seul coup, quelque chose arrive et cette histoire de La Bonne Épouse m'est un petit peu tombée dessus. J'avais d'autre projets avec Juliette et c'est ce film là qui voulait exister. La création, c'est vivant, c'est comme faire des enfants. Et il y a les films qui veulent vivre, d'autres qui restent sur le bas-côté. Celui-ci, c'est mon petit 7e. (sourire).
Avec une tonalité comique très second degré inédite...
MP : Mes films sont habituellement plus graves. Séraphine, Violette, Où va la nuit... Mais comme Picasso — non pas que je me compare ! — j'ai des périodes. L'empêchement que j'ai eu de faire certains films, comme celui que nous devions faire ensemble, m'a poussé dans une autre direction. Et en fait j'ai eu du plaisir. J'entre dans une période de ma vie où la joie est un choix. Et j'ai envie d'être dans la joie. Je ne sais pas combien de temps il me reste à vivre, mais c'est quelque chose qui est au fond de moi et que j'ai trouvé.
JB : Avec le recul, en voyant voir comment les femmes étaient prises dans cette nomenclature patriarcale — il leur fallait demander la permission pour signer un chèque —, on pourrait éclater de rire. Se confronter à cette réalité là, ça nous donne au fond une sorte de rire suffoqué. Je trouve que le désir de Martin de passer par la comédie, il est juste par rapport à notre regard ; il est nécessaire. De pouvoir nous rendre compte, en rire et comprendre ce désir de liberté et le désir de droit à la parole des femmes d'aujourd'hui parce qu'on ne vient pas de nulle part, de plusieurs traumatismes et aussi d'un inconscient fort.
Quand j'ai appris que dans la loi salique au début du XIVe siècle on a empêché les femmes de monter sur le trône royal en France alors qu'en Angleterre elles continuaient... Pas uniquement pour empêcher l'Angleterre de récupérer le trône de France : pour l'Église, une femme ne pouvait pas donner la communion parce qu'elle n'était pas digne de recevoir du Ciel les droits de la Royauté. C'est tout une façon de penser que la femme n'est pas digne d'aller au haut du pouvoir. Elle ne pouvait hériter des terres du père. On a mis les femmes de plus en plus dans un carcan — d'ailleurs, les corsets et les chaussures, les ceintures, les perruques font partie de cet encerclement de cette femme dont le pouvoir de mettre au monde fait peur. C'est quand même la grosse jalousie masculine : on nous en veut terriblement d'être créatrices de la vie !
MP : Moi, je n'ai pas de problèmes avec mon féminin. Le premier rêve que j'ai fait quand j'ai arrêté d'être comédien et que j'ai décidé d'être réalisateur, j'étais Zouc — j'étais troublé ensuite quand j'ai rencontré Yolande Moreau parce qu'elle a quelque chose de Zouc —, dans un grand hangar, dessiné par Claire Bretécher avec un ventre énorme, et il y avait plein de scénarios dedans. Ça a été clair pour moi ! (rires)
La libération de vos personnages féminins passe beaucoup par la musique. Comment avez-vous opéré le choix des musiques d'époque, et celle de la partition du film ?
MP : Il n'y en a pas beaucoup. Il y a Tombe la neige qu'écoute le personnage de Yolande. Quand elle a lu le scénario, elle m'a demandé : « Pourquoi tu l'as mis ? Adamo, c'était mon amour de jeunesse, je le connais bien, on s'écrit encore. » C'est pour cela que la création est assez mystérieuses (rires) Et Siffler sur la colline de Joe Dassin, c'était inné, j'ai dansé là-dessus, ça me paraissait extrêmement joyeux ; tout le reste c'est Grégoire Hetzel. On a fait un travail de titan ensemble : il fallait la comédie musicale en amont. Je n'avais jamais fait ça, moi ! Alors on s'est mis à la table, on a cherché ensemble... Demy et Legrand faisaient pareil.
Cela vous a-t-il inquiété d'avoir à chanter ?
JB : Non, parce que j'avais fait un tour de chant sur Barbara en France, en Chine et un peu à l'étranger. Là, je n'avais pas trop à m'en faire parce que je ne chante que deux phrases.
Comment avez-vous “composé“ votre personnage ?
JB : À l'époque, il fallait apprendre à être accueillante, à savoir tout faire. On voit dans le catalogue de la Redoute 1967 des poses qui font partie de la façon d'être, assez élégante, avenante, conviviale pour mener une gentille, jolie atmosphère dans une maison : ça faisait partie de l'apprentissage que les femme suivaient. Mon personnage n'est pas de la haute, mais il y a quand même un raffinement à avoir et exprimer une certain féminité. Tout en rentrant dans le moule. Il fallait qu'elle rentre dans cette institution comme on rentre dans un cours de danse classique où il faut se tenir droite. Ça m'a amusé c'est construire ce personnage, de choisir une voix qui soit un peu insupportable — les “a“ n'étaient pas tout à fait pareil à l'époque, on l'entend bien dans les films. Elle me faisait un peu penser à Madeleine Renaud. Il ne fallait pas que ce soit trop, mais qu'on le sente.
MP : Et puis, il y avait tout le reste. C'était un personnage qui évolue, qu'il fallait emmener après.
Martin, pourquoi avez-vous cette obsession pour les personnages de rousses un peu rebelles, ici comme dans vos autres films ou vos livres — comme votre livre jeunesse La Rousse Péteuse ?
MP : Tout ce qu'on écrit, c'était encore d'actualité. Séverine Werba, qui s'est beaucoup chargée de toutes les recherches, et la rousse était un problème. C'est là où l'on voit que les ancrages sont profonds, et que les remises en question sont un vrai travail.
JB : C'est terrible ces pauvres rousses, c'est du racisme, franchement... Ma fille a une copine qui est rousse pour qui c'était l'enfer au collège. Elle était malmenée.
Votre personnage enseigne les 7 piliers du mariage à ses élèves — des commandements d'obéissance et de soumission —. Y en a-t-il un qui vous semble plus insurmontable que les autres ?
JB : D'obéir et d'être soumise, j'ai beaucoup de mal. Celui du lit, j'avoue que... On peut faire un petit effort (rires) ; les autres, après... Moi je veux bien faire les choses, mais je ne veux pas qu'on me dise. Il y a une rebelle chez moi. Je suis très gentille, j'adore faire des choses, mais qu'on impose des trucs, j'ai beaucoup de mal. C'est comme ça, c'est mon caractère (rires). Oh, mais vous êtes pareil !
Ma mère aussi était rebelle, elle avait trop envie d'indépendance. Au fond d'elle, elle était une révoltée, elle savait où était le juste. D'ailleurs, elle a créé avec certaines de ses copines un parti féministe, qui n'était pas le MLF. Et moi j'ai assisté aux réunions, aux manifestations...
Le film que vous n'avez pas pu faire auparavant, vous allez le faire ensuite ?
MP : On va y travailler, oui.
JB : Ya-hoo ! C'est un très beau projet, un beau scénario sur un homme... et une femme.
MP : Et j'aimerais bien faire une comédie musicale avec Juliette
JB : J'adorerais ! Tu sais que j'ai lu plein de choses sur la femme dont on a parlé ?
MP : Ça me fait peur le moyen âge. Enfin bon, on a le temps...