"Effacer l'historique" : Contrôle, hâte, suppression

Bienvenue dans un monde algorithmé où survivent à crédit des banlieusards monoparentaux et des amazones pas vraiment délivrées. Bienvenue face au miroir à peine déformé de notre société où il ne manque pas grand chose pour que ça pète. Peut-être Kervern & Delépine…

Un lotissement, trois voisins anciens Gilets jaunes, une somme de problèmes en lien avec l’omniprésente et anonyme modernité d’Internet. Au bout du rouleau, les trois bras cassés unissent leurs forces dans l’espoir de remettre leur compteur numérique à zéro. Faut pas rêver !

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L’évaporation de l’humain et sa sujétion aux machines… Ce que la science-fiction, l’horreur ou le techno-thriller avaient déjà traité, est désormais une pièce jouée dans vie quotidienne de chacun. Une histoire à la Ionesco ou à la Beckett dont Effacer l’historique pourrait constituer une manière d’adaptation. Est-ce la présence de Blanche Gardin et de Denis Podalydès qui confère un cachet de théâtralité à ce film ? Il ne se démarque pourtant guère des autres réalisations du duo grolandais, suivant une mécanique de film à saynètes ou à tableaux (plus qu’à sketches) déclinant ce thème confinant à celui l’ultra-solitude contemporaine. Et dévoilant la vérité à peine extrapolée d’un air du temps fait de surendettement, de pavillons identiques, de GAFAM, de surconsommation d’images et de l’obsession performative où il faut noter/être noté.

S’il vaut mieux « se presser d’en rire, de peur d’être obligé d’en pleurer », pour reprendre le mot de Beaumarchais, Kervern & Delépine parviennent à faire émerger une ironie burlesque dans le tragique abyssal des situations qui agit comme un exutoire. Et l’effet semble universel, le jury de Jeremy Irons ayant décerné l’Ours d’argent de la 70e Berlinale au film.

Du passé faisons table rase ?

Reconnaissons par ailleurs aux réalisateurs un sacré flair. Ainsi qu’une faculté de rebond ad hoc. En effet, après avoir été débordés par la cristallisation du mouvement des Gilets jaunes qu’une première mouture de leur script anticipait, les deux scénaristes-cinéastes ont dû remettre l’ouvrage sur le métier histoire de ne pas passer pour des suivistes, parvenant à retomber sur leur pattes. Si leurs protagonistes orphelins des ronds-points se trouvent aussi démunis matériellement et moralement dans leur quotidien après leur parenthèse revendicative qu’auparavant, ils ont désormais pour préoccupation non plus d’agir sur le présent pour tenter d’infléchir la courbe du futur, mais bien la volonté “d’effacer l’historique.“ En somme, cette illusion donquichottesque d’acquérir une liberté immédiate par l’oblitération d’un passé dont on sait pourtant bien la présence éternelle dans l’éther numérique, immunisé contre l’amnésie.

Loin d’être illégitime à la base — ils ont de bonnes raisons de désirer supprimer des éléments lestant leurs biographies — cette croisade qui les obnubile les conduit à des excès ou des écarts. Et l’on pense alors, dans l’actualité récente, à ces déboulonneurs de statues, ces arracheurs de plaques et autres fervents de la cancel culture qui, mus par le désir de renverser les vestiges insultants d’un autre temps, basculent dans un iconoclasme aveugle et un révisionnisme généralisé en confondant les criminels avérés et leurs contemporains ; en décorrélant des gens de leur époque pour les juger à l’aune de la nôtre. Alors, effacer l’historique, vraiment ? L’annoter et le commenter pour mieux s’en démarquer, plutôt.

De Gustave Kervern & Benoît Delépine (Fr.-Bel., 1h40) avec Blanche Gardin, Denis Podalydès, Corinne Masiero…

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