“Annette” de Leos Carax : Noces de son

Ouverture Cannes 2021 / Espéré depuis un an — son titre est d’ailleurs une quasi anagramme d’“attente” —, le nouveau Carax tient davantage de la captation d’un projet scénique que de ses habituelles transes cinématographiques. Vraisemblablement nourrie de son histoire intime, cette mise en abyme du vampirisme trouble entre artistes, artistes et modèles, artistes et environnement familial dépose presque toute fragilité en multipliant les oripeaux chic, glamour et trendy. Parfait pour le tapis rouge de l’ouverture de Cannes ; moins pour l’émotion…

Figurer en ouverture sur la Croisette n’est pas forcément une bonne nouvelle pour un film. A fortiori cette année, après deux ans de disette. Car ce que le Festival attend de sa première montée des marches, c’est qu’elle amorce la pompe à coup de stars, de strass et de flashs fédérateurs. L’œuvre qui abrite ces premiers de cordée se trouve souvent reléguée à l’enveloppe de luxe et elle encourt surtout le risque d’être vite oblitérée d’abord par le reste de la sélection, puis par le tamis temps — on n’aura pas la cruauté de rappeler quelques pétards mouillés du passé

Cochant les cases de la notoriété grand public et auteur, Annette souscrit également — on le verra — à d’autres paramètres prisés par les festivals : une dénonciation à travers la comédie musicale cinématographie de l’égotisme des gens de la “société du spectacle”, à l’instar du All That Jazz (Palme d’Or 1980) de Bob Fosse ou du — moins flamboyant et plus convenu — La La Land (Lion d’Or 2016) de Damien Chazelle. Voire, sans la musique, du miraculeux Birdman (2014) d’Iñarritu.

Allégorie, fable méta, mélodrame chanté, Annette s’ouvre par la grâce de son double Dieu : le son et le visage de son démiurge-auteur Leos Carax. Le son, ou plutôt un souffle à peine audible modulant d’une voix tremblotante Au clair de la lune, évoque le premier enregistrement de l’humanité réalisé un siècle avant la naissance de Carax par Édouard-Léon Scott de Martinville, avant qu’un grésillement électrique ne ramène au studio où les Sparks se préparent à chanter — l’ellipse est digne de celle de 2001 quand l’os tournoyant en l’air fait place à une navette spatiale. En cabine et à l’image, le cinéaste en personne dirige la session. Il signifie le commencement, comme au début de son envoûtant Holy Motors (2012) où il figurait ce rêveur possédant au bout du doigt une clef afin de déverrouiller le film à son public ; à ses côtés, ce n’est pas le fruit du hasard, se tient sa fille Nastya Golubeva-Carax. Quand le top est lancé, la musique crée le récit, sort du studio, les comédiens-personnages rejoignent la troupe et l’histoire démarre au terme d’un plan-séquence-chorale. Plutôt prometteur et galvanisant ; c’est ensuite que cela se gâte — ou tout au moins que les promesses ne sont pas tenues.

Pas totalement en chanté, ni enchanteur

Sorte de néo Lenny Bruce rudoyant son public lors de ses one man shows, Henry McHenry vient de rencontrer la cantatrice Ann Desfranoux. Ils entament une histoire d’amour intense que vient sceller la naissance de leur fille Annette, une enfant comme « venue d’ailleurs ». Mais la perte de succès d’Henry et sa jalousie créent des dissensions dans le couple. Après un drame, le père entreprend d’exploiter à travers le monde le talent d’Annette, bébé possédant la voix de sa mère…

La comédie musicale est tendance, d’accord — c’est un cycle. Une affiche avec un réal arty, des compositeurs cultes dont les musiciens sont fans et des interprètes à statuettes permet sans doute d’espérer décrocher la timbale, à défaut de se distinguer. Car sur le registre de l’enfant “différent” trouvant la musique pour exutoire, les opéras-rock Tommy (1975) ou The Wall (1982) sont passés avant. Leur plus-value par rapport à Annette ? Ces films sont des adaptations d’un matériau préexistant, pensés pour le disque et/ou la scène. Étonnamment, le film de Carax semble contenir moins de gestes ou d’intentions purement cinématographiques justifiant la spécificité de son médium d’élection. Bien sûr, le cinéaste s’adonne à quelques-uns de ses penchants favoris (des surimpressions, de rares mais virtuoses plans-séquences) ; il accentue surtout la “théâtralité“ de son film. On ne parle pas seulement de son filage de lieux de spectacle au sens strict, où se produisent naturellement ses protagonistes, mais des environnements annexes qui se transforment en authentiques plateaux (le bateau et l’île du naufrage sont ainsi traités comme des décors et transparence d’opéra, le tribunal se tient dans une salle de spectacle etc.) Bref, tout devient espace de spectacle vivant et de démonstration au public. Tout est représentation, y compris la conférence de presse façon #MeToo — posée un peu comme une pièce rapportée — ou les intermèdes d’un choryphée moderne s’incarnant dans la voix d’une échotière people (pour le coup, ça c’est une bonne idée).

Au-delà de ce constat à la Guy Debord, que nous raconte Annette ? Que l’artiste peut s’avérer un aigri, un tourmenté et un parasite de son entourage, voleur de beauté à l’occasion, au service de ses propres ambitions ou frustrations. Il est tentant de faire un parallèle entre Henry vivant d’Annette et le metteur en scène vivant à travers ses égéries, surtout avec Carax qui les a accumulées : Denis Lavant, Mireille Perrier, Juliette Binoche, Katerina Golubeva… Il est par ailleurs troublant de relever la similitude physique d’Adam Driver/Henry avec Carax à la fin du film, veuf d’Ann, de se souvenir que Carax a perdu tragiquement sa compagne Katerina Golubeva, et de lire que Annette est dédié à leur fille Nastya, évoquée plus haut. Difficile d’aborder ce parallélisme intime sans glisser dans les méandres de l’indiscrétion obscène…

On parlait en début de “cases cochées” par ce film pour concourir à Cannes. Annette est donc, à l’instar des Palmes Les Parapluies de Cherbourg (1964) et Dancer in The Dark (2000), un mélodrame où la fin possède autant de qualités que le début — ce qui, ici, rattrape ses ventres mous. L’on devrait, d’ailleurs, dire les fins, car une conclusion collective s’ajoute au terme du générique. La différence, chez Demy ou von Trier, c’est qu’on regarde aussi en périphérie des personnages au lieu d’enchaîner les pubs pour parfum et qu’on ose faire du sentiment sans crainte au-delà des cinq dernières minutes. C’est moins vain, mais c’était une autre époque…

★★☆☆☆Annette de Leos Carax (Fr., 2h20) avec Adam Driver, Marion Cotillard, Simon Helberg…

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