Julien Haro et Thibault Llopis, Barock

Mélomanes chevronnés, copains, associés, les patrons du Disorder Julien Haro et Thibault Llopis ont retrouvé depuis un peu moins de trois mois la vie, le bon son, la sueur et l’atmosphère si particulière de leur club stéphanois. Récit d’une histoire commune faite de belles idées et de coups du destin.

En descendant les escaliers après avoir laissé son blouson au vestiaire, mieux vaut avoir les yeux en face des trous pour éviter la bûche et ne pas se gâcher les heures qui vont suivre. Une fois en bas, bien en équilibre sur ses deux pieds, c’est au choix. Sur la droite, on se fraye un chemin en direction du mur de briques rouges qui rappelle les vieilles usines, en partie recouvert d’affiches de concerts et devancé d’un large bar qui donne envie de s’asseoir pour s’en jeter un. Sur la gauche, on tente un pas chaloupé en direction de la piste, dans une pénombre à peine rompue par quelques spots de couleurs qui incite au déhanchement sans complexe. Au fond, trois nuits par semaine, Julien et Thibault se relaient derrière les platines, pour envoyer du son made in une autre époque, à base de couinement de guitare, de doum doum de basse, et de poum tchack de batterie.

Ce vendredi soir, c’est Julien qui s’y est collé. Nous sommes début septembre, il est minuit passé, et, tandis que de l’autre côté du club, Thibault donne du rythme en servant des rhums coca à tour de bras, lui a d’ores et déjà pris un peu chaud et tombé le haut. En marcel blanc, les yeux sur la fosse, les doigts sur les machines et les oreilles bien ouvertes, l’oiseau de nuit vient de décider de faire guincher des à-peine-trentenaires sur un morceau des Sonics, dans une sorte de back in a days que ni eux ni lui n’ont réellement connus, mais qui font vraisemblablement du bien à tout le monde.

Oiseaux de nuit

Il y a de cela quelques mois pourtant, nul n’aurait osé se projeter dans ce genre de soirées où fête et bonne musique s’entrelassent en une grande salve d’euphorie collective. Parce qu’ici, au Disorder, les portes fermées en mars 2020 ont bien failli ne jamais rouvrir. Alors, lorsque l’on croise les deux copains à une heure moins avancée de la journée - ou plus tardive, c’est selon - mieux vaut avoir un peu de temps devant soi : à présent que le gros de l’orage semble être derrière eux, Thibault et Julien ont des tas de choses à dire.

Sur leur parcours, tout d’abord. Musiciens tous les deux, impliqués dans de nombreuses initiatives culturelles, anciens barmen du Smoking Dog, leur histoire est avant tout celle d’une belle amitié. « Souvent, les gens nous prennent pour des frères, ça doit être à cause de la barbe et des cheveux longs », se marrent-ils. Durant de longs mois, alors qu’ils travaillent ensemble derrière le même comptoir, Thibault et Julien nourrissent un rêve commun : ouvrir à Saint-Etienne un club de musique live façon Berlin ou Manchester, qui accueillerait la middle class artistique d’ici et d’ailleurs : « On partageait vraiment cette envie de permettre à des artistes qui ont peu de visibilité mais qui font de la musique très qualitative de venir faire des cachets, tout en donnant du plaisir aux gens », commente Julien.

Coup de bol

Mais tandis que pour beaucoup, les rêves restent bien (trop ?) souvent confinés dans la chaleur des discussions, les deux barmen vont quant à eux avoir affaire au destin. A l’hiver 2019, l’ancienne discothèque La Mine est mise aux enchères à l’issue d’une faillite. « On a senti qu’il fallait qu’on se lance, poursuit le trentenaire. Mais on était alors loin d’imaginer ce qui nous attendait. » Un rachat, un démarrage en fanfare, puis 6 mois de disette, le temps de se tromper, de se roder, d’ajuster... Sur le fil du rasoir pourtant, début 2020, Le Disorder arrive à l’équilibre. Et puis… Bim.

« L’épidémie mondiale, c’est le genre de truc que tu n’envisages pas trop, lorsque tu rachètes un établissement. Il nous a manqué 3000 balles pour pouvoir régler les salaires en attendant le chômage partiel. C’est ce qui a été le plus douloureux pour nous ». Mais c’était sans compter sur la solidarité stéphanoise. Inéligibles aux premières aides mises en place, Julien et Thibault débarquent au tribunal de commerce en plein confinement pour déposer le bilan… Mais il est fermé. Un coup de bol ou du destin, encore, puisqu’en désespoir de cause, ils décident de lancer une cagnotte en ligne, pour remettre tout le monde à flot. « Et là, ça a été dingue. Cet élan, ça nous a donné une force de fou… Et ce que les gens ont donné nous a sauvés, surtout ». Car, quelques mois plus tard, les deux copains commencent à voir le bout du tunnel. D’autres aides financières sont mises en place, ils y accèdent enfin, et reprennent du même coup le goût de faire des projets.

Diversité culturelle, justice sociale

Après une longue remise en question, de grandes réflexions, et une levée des restrictions, Julien et Thibault ont donc rouvert Le Disorder pleins de fougue, le 9 juillet dernier. Au menu de leur nouvelle formule : du rock, du rock, et du rock, sous toutes ses coutures. « On vient de là, et c’est ce que les gens attendent de nous. Cette année, on va organiser un concert tous les 15 jours, en programmant des groupes régionaux et en proposant des tarifs très bas, voire, gratuits pour les chômeurs et les étudiants de moins de 22 ans. Le reste du temps, on sera en mode club. On mixe tous les deux, en restant dans notre esthétique musicale de prédilection, avec la volonté de ne pas être une discothèque au sens où on l’entend généralement mais un vrai lieu culturel. »

A ce moment de la discussion, on comprend que, si Le Disorder est bel et bien un lieu de fête, il est finalement moins un projet entrepreneurial qu’une lutte idéologique au profit de la musique, de la diversité culturelle, et au bout du compte, de la justice sociale : « Le jour où j’ai appris que René la Taupe avait été numéro 1 des charts français en 2013, je me suis dit qu’on avait un pépin, ironise Julien. Le matraquage de tubes commerciaux, le formatage, tuent la sensibilité artistique de ceux qui font la musique et de ceux qui l’écoutent. On ferme les esprits au lieu de les ouvrir. Notre volonté, c’est de faire tout l’inverse. On est persuadé qu’il est possible de créer un mouvement culturel très fort à Sainté, et qui puisse concerner tout le monde, à force de liens, de passerelles, de propositions. Dans cette ville, la culture, c’est plus la bringue que l’artistique, et c’est très beau, parce que cela créé du brassage, du métissage, des rencontres. A nous de savoir nous en servir pour développer une vraie synergie culturelle ».

Julien, Thibaud, Le Disorder en quelques dates

Février 2019 : les deux anciens barmen du Dog rachètent la discothèque La Mine

Début avril 2019 : ouverture du Disorder. En un tout petit peu moins d’un an, les garçons organiseront 146 concerts live entre leurs murs

Vendredi 17 mars 2020 : un dernier concert a lieu au Disorder. Le lendemain, les lieux nocturnes n’auront pas le droit d’ouvrir leurs portes.

Vendredi 9 juillet 2021 : réouverture du Disorder, après moults rebondissements.

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