Programmations : le casse-tête pour éviter le casse-pipe

dossier : embouteillage / Ce n'est un secret pour personne : le monde de la culture a subi de plein fouet la crise du Covid 19 dans une confusion générale des plus frustrantes. Pour un coup d’œil dans le rétroviseur sans quitter la route des yeux, revenons avec quelques professionnels du milieu sur l’imbroglio des programmations qui complique la donne.

Programmateurs, producteurs, gérants de salles, collectivités locales, techniciens, artistes, tous ont vécu avec les mêmes sueurs froides les déprogrammations en cascades, les annulations et les reports, les vrais et les faux espoirs. Responsable du développement des publics à la Comédie de Saint-Étienne, Julien Devillers dresse le bilan. « Nous avons dû annuler 14 spectacles sur la saison passée, soit 57 représentations non jouées. Seulement 4 d’entre eux ont pu être reportés sur la saison 21/22. Lors de notre réouverture en juin dernier, 10 spectacles ont pu être joués, soit 32 représentations sauvées. 60% de notre public a fait don à La Comédie des places perdues, déclinant notre proposition de remboursement. C’est un geste très fort. »

Au Centre Culturel de la Ricamarie, 10 spectacles ont été annulés sur les deux dernières saisons, dont 6 seront reprogrammés cette année. Cécile Moulin précise : « L'idée est de ne pas abandonner les créations de la saison dernière, tout en évitant d’impacter celles à venir. Pour cette nouvelle saison, nous avons augmenté le nombre de spectacles et le nombre de représentations, grâce notamment au plan de relance pour la culture. »

Les salles obscures ont, elles aussi, été mises à mal. Directeur des cinémas Le Méliès, Paul-Marie Claret explique : « Nous avons connu 7 mois de fermeture, soit plus de 5200 séances qui n'ont pas pu se tenir. On ne peut pas tout à fait parler d'annulations mais plutôt du choix que certains distributeurs ont fait de diffuser sur des plateformes des films qui devaient sortir en salles ! A l’inverse, nous avons dû faire face à une offre très importante au moment de la réouverture, car les films se sont inévitablement accumulés. »

Le bon timing

Dans les bureaux de la SMAC stéphanoise, Marilou Andrieu fait les comptes : « Une centaine de concerts ont été touchés, en grande partie annulés. Nous avons toutefois reporté en priorité les groupes accompagnés par Le Fil à travers ses différents dispositifs. Nous aurons donc plusieurs reports de dates à l’automne, avec bien sûr beaucoup de nouveaux projets artistiques. » Administrateur du Solar, Alexis Burlot a dû mille fois réajuster le calendrier des concerts du nouveau jazz club stéphanois porté par l’association Gaga Jazz. « Nous avons annulé 5 concerts sur la fin de la saison 19-20 et une quinzaine sur la saison 20-21. Parmi toutes ces dates, une majorité sont reportées sur la saison 21-22 qui débute. Plusieurs événements, comme la venue de notre parrain Laurent de Wilde et de notre marraine Anne Paceo, sont des projets qui étaient initialement prévus sur les deux saisons précédentes. Pendant les fermetures, nous avons accueilli sept groupes en résidence ainsi qu’un livestream à l’occasion du Jazz Day. »

La directrice du Zénith (qui publiait un « no culture no future » sur sa page Facebook l’année passée à la même époque), évoque « un vrai soulagement » d’ouvrir à nouveau les portes après plus d’un an et demi de fermeture. Sylvie Liogier reconnait que « les dates reportées et celles des nouvelles tournées se chevauchent ». Pour autant tout semble finalement s’ordonner dans une programmation qui aligne déjà une cinquantaine de spectacles jusqu’en… avril 2023 !

Avec le groupe Semelles Funky qu’il dirige, le bassiste David Mohamed livrait le 17 septembre dernier un show autant jouissif que cathartique, à l’occasion de la Fête la Comédie (voir notre photo de UNE). Le musicien garde le moral : « J’ai arrêté de compter les annulations et reports qui ont affecté les différentes formations dans lesquelles je joue. La période a été vraiment déprimante. Mais j’ai eu aussi le temps de réfléchir et de discuter avec les copains pour imaginer de nouveaux projets. » The show must go on !

Du côté des festivals

Après le rendez-vous manqué de son trentième anniversaire l’an passé, le festival des Oreilles en Pointe semble rebondir de belle manière, annonçant neuf soirées prometteuses. Son fondateur et directeur artistique, Tibert, revient sur la difficulté de retricoter une programmation après la douche froide d’une annulation totale et l'essorage des annonces contradictoires sur les conditions de reprise. « Tous nos concerts de 2020 ont été annulés. Le Covid nous a donc obligés à être plus imaginatifs, à mettre l'accent sur les découvertes locales, à trouver d'autres façons de programmer avec également de nouveaux partenariats. Reprogrammer un artiste un an plus tard est toujours compliqué. Certains, comme Kery James, n'étaient plus en tournée en novembre, j'ai donc transmis le contrat à la ville du Chambon-Feugerolles pour un concert en janvier 2022. Pour autant, trois de nos soirées prévues en 2020 ont été reportées sur le programme de cette année. Un certain nombre de salles ont fermé leur programmation à cause des reports, de nombreux artistes ont ainsi trouvé porte close. Notre festival est donc pour quelques-uns d’entre eux une belle opportunité de rejouer devant un vrai public. ».

Lors de sa quatorzième saison en septembre 2020, Jazz au Sommet a quant à lui dû annuler quatre de ses concerts. Un crève-cœur pour la co-présidente du festival Danielle Cormier. « Nous n’avons pu en réintégrer qu’un seul dans notre édition 2021 car les trois autres n’étaient malheureusement plus disponibles sur la période de rentrée où tout semble se bousculer. »

L’été dernier, à défaut de pouvoir organiser son festival comme chaque année depuis 2005 à Trelins, le Foreztival se réinventait totalement pour proposer un Tour du Forez corona-compatible en 87 jours et 87 communes. Superbe idée et courage exemplaire d’une association autofinancée à 97%, même si l’événement sera décalé puis écourté !

Après une année OFF, le festival Positive Education reprendra du service le mois prochain (du 9 au 14 novembre), gonflé à bloc. « L'édition 2020, on y avait cru, on l'avait préparée à fond, on l'avait remaniée devant les incertitudes pour mettre toutes les chances de notre côté... et puis non. Mais la pandémie n'aura eu raison ni de la passion, ni de la musique. On revient sur le devant de la scène après une longue période de dormance qui nous a permis de peaufiner notre projet. »

Directeur et programmateur du Festival des 7 collines, Jean-Philippe Mirandon explique pourquoi 3 spectacles seront donnés en novembre et décembre prochain, loin du rendez-vous estival habituel. « Nous avions prévu à deux reprises de reporter certains spectacles de l'édition annulée en 2020, mais en raison du contexte sanitaire cela n'a pas été possible. Nous sommes donc très heureux de pouvoir proposer au public un nouveau rendez-vous cet automne, sous la forme d'un focus cirque, avec trois belles compagnies. »

Et sur les cimaises…

Du côté des galeries et des musées, le calendrier des accrochages et des vernissages allait être tout autant perturbé par les annonces successives du gouvernement. Même si la vente en ligne des œuvres exposées à Saint-Étienne lui a permis de traverser la crise en expédiant des commandes dans le monde entier, la Pasqui Galerie renonçait à son exposition Pop Art en novembre 2020, dans l’impossibilité d’ouvrir au public. Rue de la République, chacune des trois périodes de confinement a contraint Patrica Giardi à reporter ou prolonger des expositions qui avaient nécessité un important travail de préparation. La remarquable exposition du sculpteur Florian Poulin, déjà reporté à deux reprises en 2020, devait fermer dès le 3 avril 2021 après seulement deux jours d’ouverture et un vernissage pris dans un étau. La galeriste ajoute : « J’ai dû également me résoudre à annuler tout le programme de rencontres qui accompagne habituellement les accrochages. » A la Cité du Design, l’exposition Flops ! Quand le design s’emmêle a bien failli ne pas rencontrer son public. Initialement prévue au cœur de l’hiver 2020, elle a finalement été prolongée puis reportée. Dans l’intervalle, à défaut d'une visite en présentiel, des visites guidées en ligne ont été proposées dès le 15 février, en direct avec un médiateur de la Cité.

Pour sa douzième édition attendue 28 avril au 22 août 2021, la Biennale internationale design Saint-Étienne affichait un thème étonnamment prémonitoire : Bifurcations. Le 8 mars dernier, un communiqué de Marc Chassaubéné et Thierry Mandon, respectivement président et directeur de la Cité du Design, annonçait qu’il faudrait finalement attendre le printemps 2022 pour que s’ouvre la manifestation (du 6 avril au dimanche 31 juillet). Circulez… La Biennale artpress des jeunes artistes qui devait pour sa part réunir les synergies de l’ESADSE et du MAMC est elle aussi passée à la trappe, tandis que Carbone 20 - biennale de collectifs et lieux d’artistes n’aura pu ouvrir d’une seule journée. Circulez, bifurquez… Au musée d'Art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, on reconnait avoir été relativement chanceux de n’avoir annulé aucune exposition. Lucas Martinet précise : « Seules les expositions Déjà vu et Hassan Sharif ont vu leur temps de présentation au public réduit. Nous avons prolongé 2 expositions, celle de Léa Belooussovitch et celle d’Eric Manigaud, afin qu’elles trouvent leur public. En conséquence, 2 expositions ont été reportées : celle de Lionel Sabatté, visible jusqu’au 2 janvier 2022, ainsi que celle de Théa Djordjadze, décalée de quelques mois, à découvrir à partir de février 2022. »

Le ton est donné

A bien observer les éditos des plaquettes des saisons culturelles (pour certaines imprimées à la hâte en dernière minute), on perçoit aisément un double sentiment qui ne trompe pas, entre l’envie de retrouver la vie d’avant et la prudence qu’il convient d’observer malgré tout. La nouvelle directrice du fil, Ludivine Ducrot, affirme avec enthousiasme « Le voilà enfin ce temps des retrouvailles », tandis que le programme commun de Sorbiers et Saint-Jean-Bonnefonds titre avec un énigmatique « Retour à l(‘)a/normal(e) ». A l’Espace Culturel La Buire (L’Horme) le maire Julien Vassal et adjointe à la culture Audrey Berthéas évoquent ensemble « les rendez-vous manqués qui laissent un goût d’inachevé ». Plus militant, Henri Dalem, le directeur du théâtre des Pénitents à Montbrison « refuse le débat réducteur qui questionne le caractère essentiel ou superflu du monde du spectacle », un point sur lequel on semble assez d’accord à Firminy en rappelant haut et fort que le spectacle est « sur scène et nulle part ailleurs ». Ramona Gonzalez-Grail, maire de la Talaudière, cite quant à elle un proverbe arabe bien inspiré : « Le caméléon ne quitte pas un arbre tant qu’il n’est pas sûr du suivant. » Préférant également jouer la prudence, le théâtre du Parc à Andrézieux-Bouthéon sort une plaquette couvrant seulement le premier semestre (septembre à janvier). Même chose à Saint-Chamond où l’on préfère tabler sur une saison culturelle « en deux temps » : une première salve de spectacles jusqu’en décembre, puis une seconde de janvier à mai dont la billetterie ne sera ouverte que le 23 novembre. Sans doute certains programmateurs souhaitent-ils éviter de revivre l’amère expérience des remboursements…

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