L'Evénement : La peur au ventre

Lion d'Or / Mûrie de longues années par Audrey Diwan, cette adaptation d’Annie Ernaux saisit l’ascèse et la précision de l’autrice, pour la transmuter en portrait dépourvu de pathos d’une éclaireuse engagée malgré elle dans une lutte à la fois intime et secrète. Un souffle de vivacité autour d’un sujet toujours brûlant — l’avortement. Un Lion d’Or à la clef.

Brillante élève, Anne ambitionne de suivre des études de lettres et de devenir écrivaine. La découverte d’une grossesse totalement inattendue menace ses plans, mais dans la France provinciale de 1963, avorter est un crime passible de prison pour qui le commet et qui le facilite. Entre secret, honte, et résolution, Anne tente de trouver des informations, de l’aide, des solutions… Tout pour que son avenir ne soit pas obéré par un événement non désiré…

Trente-trois ans plus tard, un même regard. Qui interpelle et prend à témoin le public. Deux femmes, comme deux faces d’une même pièce, liées par leur “condition” et singulièrement par une postérité comparable. Deux affiches de films distingués à Venise qui se répondent en nous tendant un miroir. Et résonne en sourdine la terrible mise en garde de Simone de Beauvoir : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant » En 1988, Une affaire de femmes de Claude Chabrol sortait dans un pays où le droit à l’avortement était pleinement entré dans les mœurs et où la peine de mort avait été abolie, rendant la condamnation à la guillotine de la faiseuse d’anges interprétée par Isabelle Huppert doublement barbare. À l’époque, le public hexagonal voyait comme une antiquité cette histoire vieille d’une quarantaine d’année se déroulant de surcroît dans la parenthèse de Vichy — ce refoulé de l’État si commode. Le contraste s’avère d’autant plus brutal dans L’Événement ; impossible ici de se défausser sur un contexte d’exception — nous sommes en plein cœur de la prospérité des Trente glorieuses — pour expliquer la violence exercée sur le corps des femmes : elle est systémique, rance et archaïque. Plus troublant encore, hélas, ce récit adapté d’Annie Ernaux relate des faits vieux de près de soixante ans qui reprennent une pleine actualité en 2021 : le Texas ne vient-il pas de faire passer une loi anti-avortement criminalisant celles et ceux qui le pratique ET incitant à la délation ? Lingui, Les Liens sacrés de Mahamat-Saleh Haroun (sortant le 8 décembre) ne traite-t-il pas du même sujet dans le Tchad d’aujourd’hui ?

Être, et juste être

Ce Lion d’Or est donc indubitablement lesté d’une aura politique, mais (heureusement), il sanctionne aussi les qualités artistiques du film. À commencer par son refus de l’effet superfétatoire et sa recherche de l’efficacité : chaque mouvement de caméra est un regard et une nécessité. Même dans les séquences de bal et de foule, Audrey Diwan préfère la suggestion des ambiances et le flou d’arrière-plans très évocateurs à une reconstitution “balzacienne” ; en cela, elle adopte une approche subjective, épousant sans cesse l’ombre d’Anne. Le flou devient net lorsqu’il le faut, c’est-à-dire pour montrer sans fuir une crudité organique à l’instar de Mungiu dans 4 mois, 3 semaines, 2 jours (2007).

À cette écriture visuelle de l’épure s’ajoute un jeu retenant les débordements, naturaliste même, qui renforce la vérité de l’instant vécu au présent. Tous les comédiens sont à ce diapason, y compris celui dont le registre est le plus débridé d’habitude, Pio Marmaï ; y compris celle qui d’ordinaire semble éthérée, Anna Mouglalis — elle en tire ici une intense gravité inquiète. Et puis il y a Anamaria Vartolomei, fausse ingénue jouant la détermination sur ce fil ténu qui la sépare de l’adolescence et de l’âge adulte, et jamais en recherche de l’épate. Elle est, là où il faut juste être. Et c’est parfait.

★★★★☆ L'Evénement de Audrey Diwan (Fr., 1h40) avec Anamaria Vartolomei, Kacey Mottet Klein, Luàna Bajrami, Pio Marmaï…

à lire aussi

derniers articles publiés sur le Petit Bulletin dans la rubrique Cinéma...

Jeudi 5 janvier 2023 Une silhouette élégante de nonce apostolique ou de clergyman gravit des escaliers. « Ne vous y fiez pas, il est très drôle, il faut juste le lancer » nous glisse Louis Garrel juste avant notre entrevue avec Michele Placido qui vient de le diriger...
Mardi 26 avril 2022 Fruit du travail de bénédictin d’un homme seul durant sept années,  Junk Head décrit en stop-motion un futur post-apocalyptique où l’humanité aurait atteint l’immortalité mais perdu le sens (et l’essence) de la vie. Un conte de science-fiction avec...
Mardi 26 avril 2022 Orfèvre dans l’art de saisir des ambiances et des climats humains, Mikhaël Hers (Ce sentiment de l’été,  Amanda…) en restitue deux : l’univers de la radio la nuit et l’air du temps des années 1980. Une fois encore, le prodige de son alchimie teintée...
Mardi 26 avril 2022 Dans le cadre de l’opération Mai à Vélo, le cinéma Le Family proposera deux animations spéciales dans le (...)
Mardi 26 avril 2022 Comme chaque mois, le Méliès Saint-François vous convie à sa grande soirée Quiz, dédiée cette fois-ci (...)
Mardi 26 avril 2022 Une bande d’amis partis de rien. Neuf copains qui, plutôt que d’aller pointer à l’usine, décident un beau jour (...)
Vendredi 15 avril 2022 A Saint-Chamond, le cinéma Le Véo organise durant ces vacances de Pâques un festival Harry Potter. Ce samedi 16 avril, à partir de 16h30, aura tout d’abord (...)
Mardi 12 avril 2022 Le duo de cinéaste Thierry Demaizière - Alban Teurlai est de retour avec un nouveau documentaire consacré au lycée Turgot de Paris, seul établissement en France ayant intégré une section hip-hop ouverte à tous les profils. Ils ont suivi les...
Vendredi 8 avril 2022 Après une édition 2022 de retrouvailles avec un public chaleureux et heureux, le festival du film du voyage stéphanois Curieux Voyageurs prolonge le plaisir (...)
Mardi 12 avril 2022 Retour derrière le micro pour Malik Bentalha, voix française de Sonic le hérisson dans le deuxième opus de la franchise Sega-Paramount. L’occasion de poursuivre la conversation avec ce fan absolu des années 1980, débordant d’enthousiasme et de...
Mardi 29 mars 2022 Né sous les auspices de la Cinéfondation cannoise, coproduit par Scorsese,  Murina est reparti de la Croisette avec la Caméra d’Or. Une pêche pas si miraculeuse que cela pour ce premier long métrage croate brûlé par le sel, le soleil et le désir de...
Mercredi 30 mars 2022 À voir ★★★☆☆ En corps  À 26 ans, Élise est au sommet de son talent de danseuse classique. Mais une blessure (...)
Mardi 15 mars 2022 Les Ambassadeurs du Méliès, ce sont des lycéens qui aiment le cinéma, qui voient les dernières sorties en salle, et qui livrent leur coup de cœur. Aujourd'hui, Maëlem et Lucie nous parlent de leur « Pépite » du mois, Medusa, réalisé par...

restez informés !

entrez votre adresse mail pour vous abonner à la newsletter

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X