Positive Education : les pulsations du cœur

On pensait qu’on kifferait jamais l’electro, que ça faisait trop de bruit et qu’on trouvait pas ça mélodieux. Et puis on est allé sur le Positive Education, et on a arrêté d’être grognon. Récit d’une soirée aux allures de belle bringue, à l’issue de laquelle on s’est promis de plus jamais dire « jamais ».

Texte : Cerise Rochet ; Photos : Jeanne Claudel ; Vidéo : Cédric Vander-Gucht

«On prend le tram dans 25 minutes ». Mercredi 9 novembre, 22h30. A l’extérieur, la brume et le froid donnent envie de se terrer dans le fond de son canapé, enroulé dans un plaid devant un film et une tasse de thé. Il faut y aller pourtant. Quitter ses pantoufles, s’habiller chaudement, fourrer sa place dans la poche de son manteau et descendre les escaliers de l’immeuble, en se disant en boucle qu’on est quand même trop vieux pour ces conneries. (Théorie survalidée après avoir couru sur 150 mètres pour attraper le tramway, et laissé un bout de poumon sur le trottoir).

A l’intérieur, tout le monde va manifestement au même endroit. Des types avec des capes orange fluo sont bien dans le ton, à mi-chemin entre des agents de piste de Roissy et des gros néons. Comme prévu, A, M, V et G sont à bord, tirant peut être leur motivation d’un apéro qui a manifestement un peu duré. On les retrouve tout ricanant, les mains bien serrées autour des barres verticales, et plongés dans le premier dilemme de la soirée : le plus court, c’est quoi ? Couper par la place Carnot, ou descendre à la Cité du Design ?

Entrer dans l’arène

Après avoir tranché au profit de la première option, erré un moment au milieu des édifices de la Cité, récupéré les bracelets nous autorisant à rentrer et usé d’un stratagème pour permettre à M de nous suivre alors qu’il a égaré son invit’, nous traversons le bâtiment qui abrite la scène 1, pour regagner la fosse. De loin, on ne sent que les vibrations des vitres de l’ancienne usine, qui tremblent au rythme des basses, sans pouvoir distinguer la moindre note. Chauds bouillants, V et M nous précèdent d’environ deux mètres, tout excités et avançant à petites foulées.

De notre côté, c’est plus compliqué. La veille, la soirée inaugurale du festival a confirmé ce qu’on pense depuis longtemps : l’electro, c’est pas pour nous. L’oreille ne suit pas, on ne comprend rien, on ne ressent pas grand-chose hormis de la gêne, voire, de l’inconfort. Alors, ce mercredi soir, certain de ne pas pouvoir se laisser surprendre par le son, on ouvre les yeux, on observe, et on se régale de l’ardeur des autres, heureux de voir un tel événement organisé dans notre ville, et des festivaliers à fond.

Le spectacle se joue dans la fosse

Peu avant minuit, l’ambiance monte tranquillement. Tandis qu’une partie du public n’est pas encore arrivée, certains font la queue devant le food truck Saj’m installé dans la cour, histoire d’avoir un truc solide dans le ventre pour tenir jusqu’au bout de la nuit (voire de la matinée). Sur la scène 1, une DJette dont on ne distingue que la silhouette secoue parfois la tête, parfois le bras, tout en jouant avec les machines posées devant elle. Derrière, des formes lumineuses défilent sur un écran vidéo façon kaléidoscope hypnotique. Debout sur un podium de fortune à quelques mètres de nous, un mec gesticule en rythme de tout son corps. A côté (mais au sol), une petite meuf au pull rouge secoue les épaules en serrant les poings, en regardant ses pieds. Devant nous, on distingue des oreilles de lapins posées sur une tête, qui clignotent et réfléchissent les spots de lumières complètement éblouissantes. A ce moment-là, pour nous, le spectacle se joue moins sur scène que dans la fosse, cafie de gens qui ce soir s’affranchissent des normes et des codes, comme délivrés de la chiantise du quotidien.

Une pinte plus tard, échauffé par l’atmosphère, on commence à se détendre un peu. A défaut de danser, on entame une discussion avec A, en forçant la voix pour réussir à se faire entendre. « C’est marrant, je pensais voir plus de gens attaqués », nous glisse-t-elle à un moment donné. « Peut-être qu’il est encore trop tôt pour ça », lui répond-on avant de nous reprendre, et de désigner un gars qui fait des sauts de crapauds en sur-place depuis 10 minutes : « lui, ya moyen qu’il soit pas tout seul ». Petit à petit, il se passe pourtant quelque chose chez nous. Nos oreilles sont toujours en burn out, mais nos pieds et notre tête se mettent un peu à bouger. Comme si notre cœur pulsait désormais en cadence sur le rythme des basses, et guidait tous nos mouvements sans qu’on puisse les empêcher. Le moment que G choisi pour nous payer une deuxième pinte, qu’on file descendre à l’extérieur pour réussir à s’entendre un peu en discutant.

Grosse bringue

Là, dans ce fumoir à ciel ouvert, tout va basculer. Il est près d’une heure, et au milieu du brouhaha, G (qu’on vient de rencontrer), se lance dans l’explication de ses préoccupations amoureuses du moment. On lui répond par de longues phrases en sifflant cette deuxième bière et en accrochant sur certaines syllabes, tout en balayant des yeux ci, les pantalons impression léopard, là, les doudounes dorées, un peu plus loin, les visages pailletés. Lorsqu’A, G et M nous rejoignent en balançant deux ou trois conneries pour nous faire rigoler, on oublie définitivement qu’on est au beau milieu d’un festival electro : la soirée est en train de prendre des allures de bonne grosse bringue, et d’un coup, on a envie d’aller danser.

Ca tombe bien, A me pousse du coude : ça va être l’heure de Shygirl. On l’a dit, l’electro, on n’y connait rien. Mais en matant quelques vidéos d’elle sur Youtube, on s’est dit que le petit fond hip hop de sa musique pourrait nous accrocher un peu. On a même appris sur Wikipédia que ce qu’on appelle bêtement « petit fond hip hop » est en fait un genre à part entière, venu des quartiers Est de Londres : le grime. Mazette ! Et si on finissait carrément par apprendre des trucs ?

Vas-y danse

Sur son passage sur scène, on ne se permettra néanmoins aucun commentaire artistique : on en serait bien incapable. Tout ce qu’on peut dire, c’est que Shygirl a parfaitement fait le job. Après un petit tour de chauffe, nos mouvements ressemblent de plus en plus à ceux du crapaud du début. Bouger dans tous les sens, lever la main en l’air et secouer la tête : oh wait ? On dirait bien que cette fois-ci, on est dedans… Parfois, ça retombe un peu quand même, le set est changeant, du coup à certains moments, on perd complet « le petit fond hip hop ». Alors, on rebloque sur les autres. Un grand type barbu en chemise blanche qui bouge comme une grande bûche de bois dos à la scène nous invite sans le savoir à nous relancer. Quelques instants après, on n’a plus vraiment de repères, on se sent saoul sans vraiment l’être, lourdé dans l’espace par l’intensité des jeux de lumières qui sabrent le noir profond du lieu, et celle de la musique très forte sur laquelle on bouge en trébuchant. Un instant, on aperçoit un visage connu à quelques mètres de soi, et l’instant d’après, on a le nez dans le paquet de chips qu’il nous tend en nous assurant qu’elles sont aux pommes de terre. Est-ce qu’on serait pas un peu schlass quand même ?

A cinq heures du matin, la réponse tombe : non, on n’est pas ivre du tout. On est crevé par contre, alors, on glisse à l’oreille de A qu’on quitte le navire. On fait un coucou de la main à V et M qui ont pas vraiment envie de partir, et on se dirige seul vers la sortie : on marche droit, on se souvient de tout même si pour le moment, on comprend pas encore trop ce qui nous est arrivé. On glisse un immense merci aux agents de sécu qui nous demandent d’être prudent sur le chemin du retour, et on sort de la Cité.

Sur le chemin du retour, à pied, alors que nos jambes nous semblent toutes molles, on tilte : cette musique que nos oreilles n’aimaient pas, le reste de notre corps a réussi à l’apprécier. Ce festival un peu pointu auquel on ne comprenait pas grand-chose, on y a finalement passé une putain de bonne soirée, sans avoir besoin de (trop) picoler. On a dansé comme dans une bonne fête, on a jaqueté sur le sens de la vie comme dans une bonne fête, on a ricané comme dans une bonne fête. Ce mercredi soir, c’est une certitude : la bamboche était de retour, et on y était. On va y aller tout doux mais l’an prochain c’est promis, on fera deux soirées. D’ici là, on s’interdit de dire « jamais », et on va tendre un peu plus l’oreille, parce que manifestement, elle peut encore nous étonner.