Oranges Sanguines : Pas de quartier !

corrosif / Deuxième incursion du maître de La Compagnie des Chiens de Navarre au cinéma après le bancal Apnée,  Oranges Sanguines rectifie le tir pour viser juste dans plusieurs directions à la fois : politique, économie, famille, adolescence… Un tableau acerbe et féroce de la société française, façon puzzle.

Pendant qu’un ministre des Finances tente de gérer en coulisses l’étouffement d’un scandale médiatique (en clair, ses fraudes fiscales), un couple de vieillards surendettés essaie de se sortir de sa mouise en participant à un concours de rock. Et une adolescente rêve à sa première fois. Mais, méfiance, dans la campagne profonde, un frappadingue attend son heure pour commettre des agressions sexuelles. La France, en 2021…

Passer des planches à la caméra est rarement une sinécure pour les metteurs en scène, qui doivent apprendre à changer de dimensions : réduire les trois de la scène à deux pour l’écran, et puis dompter le temps à coup d’ellipses et de montage. Jean-Christophe Meurisse avait sans doute besoin d’ajustements à l’époque d’Apnée, objet peu mémorable aux faux-airs de prototype ; il en a tiré de vertigineuses leçons pour ces Oranges Sanguines. Volontairement “impur” dans sa forme — une construction de saynètes se succédant avant de s’entremêler rend le fil de sa narration discontinu, mais l’effet mosaïque en résultant sert admirablement le propos — ce film choral restitue l’impureté de la chose publique, les arrangements boiteux, les hubris hypertrophiés, les masques sociaux et l’hypocrisie ambiante dont, pourtant, personne n’est dupe. Il se fait également hybride dans son genre puisqu’il emprunte autant à la comédie dramatique sociale anglaise qu’au rape and revenge gore ou au trash belge sans que l’émulsion ne paraisse artificielle.

Dialogue, distribution, jeu sont impeccables, tout particulièrement Christophe Paou, en clone (physiquement parlant) de Michel Noir, avec son sourire carnassier, son regard inquiétant et sa langue de bois. Et si l’on rit devant ces polaroïds du cynisme contemporain érigé en norme, c’est jaune : qui est le plus monstrueux ? L'élu menteur, l'ado traumatisée, l'avocat truqueur, le banquier avide, le prédateur sexuel ? Chacun fabrique le monstre de son prochain. Un bijou corrosif tragiquement drôle.

Produire, dit-elle

Puisque tout démarre par une *banale* histoire de gros sous, évoquons ici — une fois n’est pas coutume —, la figure du producteur. En l’occurrence de la productrice Alice Girard qui, via Rectangle Productions, se retrouve trois semaines consécutives aux génériques de trois des films les plus notables de ce riche mois de novembre. Après l’extraordinaire vrai-faux biopic Aline de Valérie Lemercier et avant le singulier Lion d’Or L’Événement d’Audrey Diwan, Oranges Sanguines complète assez logiquement la série par son originalité de ton. Outre le fait qu’il s’agit de films d’autrices et d’auteur, ces trois réalisations n’ont pas grand chose en commun, et visent des “cibles” différentes. Mais leur présence concomitante dans la ligne éditoriale de Rectangle fait sens non seulement parce qu’elle dessine l’éclectisme de sa ligne éditoriale ainsi qu'une certaine cohérence économique. On ne dira jamais assez l’importance de ce métier dans l’écosystème cinématographique hexagonal, lorsqu’il s’agit non pas de produire (à la chaîne) de la comédie formatée, en définitive, pour le réceptacle télévisuel, mais bien des films aux ambitions artistiques manifestes. Là est la prise de risque justifiant la nécessité de maintenir une authentique exception culturelle…

★★★★☆ Oranges Sanguines de Jean-Christophe Meurisse (Fr., int. -12 ans, 1h42) avec Alexandre Steiger, Christophe Paou, Lilith Grasmug, Denis Podalydès, Blanche Gardin…

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