Tromperie : Quelques maux d'amour

Adaptation d’un roman de Philip Roth qui lui trottait depuis longtemps en tête, la tromperie de Desplechin est aussi un plaidoyer pro domo en faveur du droit de l’artiste à transmuter la vérité de son entourage dans ses œuvres. Quitte à confondre amour privées et fictions publiques.

Fin des années 1980. Écrivain à succès américain provisoirement exilé à Londres, Philip accueille dans le petit appartement où il travaille sa jeune maîtresse anglaise. Entre deux galipettes, ils parlent, ou plutôt elle parle et il l’écoute, prenant des notes comme il a l’habitude de le faire depuis toujours avec ses conquêtes. Le soir, il retrouve sa compagne officielle ou ses obligations mondaines, échangeant parfois avec ses anciennes liaisons, lesquelles ont toutes laissé une trace dans son œuvre. Et vitupère à l’envi contre l’antisémitisme systémique au Royaume-Uni…

Film verbal plus que verbeux, resserré autour d’un couple (pas toujours le même, bien que l’homme demeure identique), Tromperie tranche dans la filmographie de Desplechin par sa relative linéarité puisqu’il accompagne un double processus : l’édification d’un amour et celui de l’œuvre codépendante. Certes, Roubaix, une lumière (2019) présentait déjà une structure narrative plus “disciplinée” qu’à l’ordinaire chez le cinéaste, mais c’était surtout parce qu’elle s’inscrivait dans un genre bien particulier : le polar naturaliste, avec ses codes et ses ambiances. Ici, Desplechin renoue avec les marivaudages entre érudits (en compagnie de fidèles de son cosmos : Podalydès, Seydoux, Devos…) mais il ne gomme rien des obsessions paranoïaques de Philip voyant chez tous les Anglais de l’antipathie contre ses coreligionnaires, ce qui donne des envois digne des meilleures répliques de Woody Allen…

L’homme (à l’œuvre) et l’artiste

Difficile de ne pas songer, en écoutant Philip argumenter sur sa méthode de travail consistant notamment à recueillir des confidences intimes et les amalgamer dans la trame de son propre vécu pour accoucher de ses fictions — le sont-elles tant que cela ? —, à une affaire ayant personnellement concerné Arnaud Desplechin voilà quelques années. À l’époque Rois et Reine (2005), l’ancienne muse du cinéaste Marianne Denicourt lui avait reproché d’avoir pillé son passé pour concevoir son film ; elle en tirera un livre (Mauvais génie) et une action en justice pour atteinte à la vie privée — elle sera déboutée.

Dans Tromperie, le doute bénéficie à l’artiste. Bien sûr, il se prétend “audiophile”, terme élégant pour dire “vampire“. Mais s’invente-t-il son amante dans le secret de son atelier, ou bien existe-t-elle ? Lorsque l’épouse de l’écrivain le soumet à la question, carnet de notes en mains et que celui-ci explique que tout provient de sa fertile imagination, use-t-il d’une tactique de dénégation piteuse pour se tirer d’affaire ou bien livre-t-il sa vérité d’innocent ? Car en fin de compte, rien ne nous prouve la matérialité de cette illégitime inspiratrice anglaise, que Philip reçoit doit recevoir à l’écart de tout témoin… Un détail peut accréditer cette thèse farfelue exonérant l’artiste : le fait que le film débute dans un décor intermédiaire, un plateau de théâtre à demi-nu que Philip demande à sa partenaire de décrire pour qu’il corresponde à son bureau. D’une certaine manière, l’auteur convoque son inspiration (et lui donne le visage qui lui sied) afin qu’elle meuble l’aridité de sa page blanche. Le reste n’est que littérature…

★★★★☆ Tromperie de Arnaud Desplechin (Fr, 1h45) avec Denis Podalydès, Léa Seydoux, Anouk Grimberg…

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