Arthur Rambo / D'un fait divers né des réseaux sociaux, Laurent Cantet tire un conte moral parabolique nous renvoyant à notre propre usage du numérique et des alias en ligne. Rencontre en chair en os à l'occasion du festival de Sarlat.
Pourquoi avoir transposé (librement) l'histoire de Mehdi Meklat ?
Laurent Cantet : Je connaissais un petit peu le travail de Mehdi parce que j'avais lu dans le Bondy blog les articles vraiment très intéressants qu'il avait faits sur ce que c'était de vivre en banlieue. Je l'avais vu interviewer des hommes politiques avec un mordant plutôt impressionnant pour ses 17 ans de l'époque. Il faisait aussi une intervention tous les matins dans une émission de radio sur France Inter avec Pascale Clark et il y avait une maturité, une intelligence de ce jeune homme qui m'épataient assez. Et puis un jour j'ai découvert dans les journaux les tweets qui étaient sortis la veille. La question que lui pose tout de suite sa copine — « comment ça peut cohabiter dans un même cerveau ? » —, c'est celle que moi je me suis posée. À travers le film, je pense que je restitue un certain nombre de questions qui sont les miennes, mais qui n'ont certainement pas de réponse.
Unité de temps, d'action et de lieu (virtuel ou presque)... C'est une tragédie classique que vous abordez ici...
J'ai vraiment décidé de faire le film le jour où, d'un seul coup, je me suis : « si on le condense en deux jours, j'arriverai à raconter ce que j'ai envie de raconter et on pourra vraiment se focaliser sur les mécanismes ». Et pas sur la psychologie du personnage, sur son histoire, sur comment il en est arrivé là. Je préférais le voir lui aux prises avec cette chose qu'il ne comprend pas lui-même : en cela il est peut-être presque un personnage tragédie : il est dépassé par son histoire. Très vite, l'unité de temps s'est imposée parce que cette espèce de course effrénée dans laquelle il est continuellement impose aussi un rythme au film. Le film épouse du coup le rythme des réseaux sociaux, où un message en fait disparaître un autre, un buzz vient en effacer un autre, où les choses vont toujours très vite.
On voit la place de plus en plus grande que les réseaux prennent dans dans nos vies et la façon dont ils vont progressivement mettre en forme le monde réel. Tant que personne ne lit ses tweets, ils n'existent pas, et Karim peut devenir le jeune auteur à succès qu'il est appelé à devenir. Et puis d'un seul coup, la machine s'emballe et nous renvoie à plein de questions sociales. Ce n'est pas un hasard si Karim est d'origine étrangère, s'il vit en banlieue, si toutes les histoires comme celle de Mennel Ibtissem mettent très souvent en jeu des jeunes d'origine maghrébine — ceux dont on a peur, ceux qu'on a du mal à accueillir dans notre pays.
Karim est justement dans un “entre deux“ permanent...
Ce personnage de transfuge social qui va justement acquérir les codes de ce monde de la littérature où il doit entrer. Il n'est pas tout à fait lui-même au début du film quand il feint une espèce d'aisance ; il n'est plus tout à fait lui-même quand il revient en banlieue — on lui fait remarquer, d'ailleurs, qu'il préfère aller voir ses copains de l'autre côté du Périph'. Et d'ailleurs, c'est une des choses qu'on a pas mal travaillées ensemble : ces niveaux de langage à trouver d'un côté ou de l'autre, de ces deux mondes. Non seulement les mots, mais aussi une façon d'être et de les projeter. Ça joue sur de toutes petites choses que Rabah Naït Oufella a vraiment très bien restituées.
Comment dirigez-vous vos comédiens ?
La direction d'acteur pour moi, se fait souvent avant le tournage. Dans des improvisations que je demande aux acteurs et qui permettent de les cerner un peu mieux, de voir vers où ils peuvent aller naturellement et et d'exploiter ça. À partir du moment où on est d'accord globalement, c'est des mises à jour qu'on fait.
Vous illustrez aussi un étrange paradoxe : notre société se montre de plus en plus oublieuse du passé lui préférant le présent éternel offert par les flux numériques, mais comme ceux-ci possèdent une mémoire permanente et irréversible, les citoyens ont du mal à exercer leur droit à l'oubli...
J'ai pas grand chose à ajouter ; je suis assez d‘accord avec ça ! J'ai fait un certain nombre de débats, il y a souvent des gens qui disent « mais il est idiot, ce garçon ; il aurait dû effacer ses tweets. » Mais non. On a beau les effacer, quelqu'un les aura stockés quelque part, aura fait une capture d'écran. C'est sûr que si on veut aller fouiller dans les tweets de beaucoup de gens, on trouvera ce genre de mauvaise blague qui peuvent coller à la peau éternellement.
C'est l'un des pièges des réseaux sociaux...
Ils sont le symptôme d'une tendance de notre monde d'aujourd'hui : la course à la popularité. Quand j'avais l'âge de de Karim, on était plutôt dans une période où on essayait de se différencier. Les gens qui nous faisaient rêver étaient plutôt des gens très en marge, des gens qui la ramenaient pas. Aujourd'hui, il y a vraiment cette envie d'être en liaison avec le plus grand nombre, dans le mouvement, et d'être aimé. C'est pas par hasard que sur les réseaux sociaux, on “like” quelqu'un. C'est assez révélateur d'une solitude plus grande qu'on éprouve aujourd'hui et qu'on essaie de combler comme ça. Peut-être que c'est un mouvement naturel et qu'on y n'échappe pas.
Les réseaux sociaux peuvent être des outils de communication formidables quand ils sont bien utilisés, mais qu'on a plutôt tendance à ne pas interroger ni sur leur fonctionnement, ni sur leur danger. On est très passif vis-à-vis de quelque chose qu'on nous a donné comme ça et qui par ailleurs a une puissance énorme parce qu'il y a énormément d'argent derrière pour les promouvoir. L'autre jour, j'ai fait un sondage dans une salle, avec des des lycéens, et j'ai demandé « y en a-t-il qui sont pas sur les réseaux ? » Trois ont levé la main sur deux cents. C'est très très difficile d'y échapper, il faudrait qu'on soit un tout petit peu plus responsables et conscients de ce qu'on y fait.
Arthur Rambo, sortie le 2 février