Littérature / Avec Une sortie honorable, Éric Vuillard, Prix Goncourt 2017 pour L'Ordre du jour, nous décrit les derniers mois de la Guerre d'Indochine et les contorsions françaises pour en sortir sans perdre la face. Un nouveau récit réjouissant qui remet l'Histoire, et les idées, en place.
« Une sortie honorable », c'est le vœu pieu appelé par René Mayer, éphémère président du Conseil de la IVe République – le plus beau jeu de chaises musicales politiques de l'histoire des Républiques françaises –, de janvier à juin 1953, lorsque saute au yeux du gouvernement et des députés que la guerre d'Indochine, vouée à garder, quoi qu'il en coûte, l'Indochine dans le giron colonial français, est un gouffre financier – humain aussi, un peu, mais surtout financier – donc pas vraiment quoi qu'il en coûte. Ce qu'il faut à la France, donc, et dont Éric Vuillard nous dessine les contours, c'est « une sortie honorable ». Comprendre : qui ne commanderait pas d'avoir à s'agenouiller ni même à négocier la moindre queue de cerise avec cette fripouille communiste d'Hô Chi-Minh. Une sortie honorable, c'est précisément ce que n'aura pas la France – pas plus que les États-Unis quand ils auront pris le relais de l'Indo avec leur guerre du Vietnam, qui durera vingt ans de plus et se finira en carapate lors de l'épique chute de Saïgon – sublimement contée par Vuillard dans les dernières pages. Avec ce livre, le Prix Goncourt 2017 poursuit son entreprise de dépoussiérage des récits officiels de la Grande histoire avec sa geste littéraire si particulière faite de coupage des cheveux en quatre, d'érudition obstinée et d'ironie fine comme la lame du rasoir.
L'ombre du présent
À travers ce récit d'un des grands déballonnements français, Vuillard dresse aussi un portrait de la France des années 50 – et dirait-on de la France éternelle, car elle ne change pas – à travers ceux de ses députés, de ses militaires et de ses hommes d'affaires, toujours fidèles au poste dès lors qu'il s'agit d'accélérer un désastre porté par les intérêts particuliers des uns et les ego mal placés des autres. Autant de merveilleuses digressions comme celle nous relatant, avec un sérieux anthropologique lévi-straussien, la consanguinité à l'œuvre dans les familles de la bourgeoisie d'affaires des 8e et 16e arrondissements de Paris.
Comme toujours chez Vuillard, ce qui vaut pour l'époque racontée vaut toujours un peu pour la nôtre qui projette son ombre sur le récit – ces banquiers qui dirigent la France comme un conseil d'administration nous rappellent décidément quelqu'un. Car au fond, ce n'est pas l'Histoire qui importe, c'est de faire en sorte qu'elle ne se répète pas. Ce qui n'est pas demain la veille, la bonne nouvelle étant qu'on y gagne au moins des livres d'Éric Vuillard.
Éric Vuillard, Une sortie honorable (Actes Sud)