« Il y a eu une forme de snobisme de la part des créateurs »
Quelques jours après l’annonce du programme de la prochaine biennale du Design, les directeur et président de la Cité du Design Thierry Mandon et Marc Chassaubéné (également adjoint à la Culture à la Ville de Saint-Etienne et vice-président en charge du Design à la Métropole), ont accepté une discussion à propos du design, de la relation entre la Cité et les Stéphanois, et de l’espoir porté par l’événement, qui s’intéressera cette année aux « bifurcations ».
Propos recueillis par Cerise Rochet
Quelle est votre propre définition de ce qu’est le design ?
Marc Chassaubéné : Il me semble que le design c’est l’amélioration du quotidien, de notre environnement dans tous les sens du terme, par tous les moyens possibles. C’est-à-dire, l’amélioration organisationnelle, physique, matérielle, sonore, etc… par l’étude des usages. En observant, en regardant, en prenant le temps, on s’interroge sur la manière de rendre le monde plus efficient, meilleur et plus beau.
Marc Chassaubéné, ©Jérôme Abou
Thierry Mandon : C’est donner une forme, une matière, à des objets ou des services, de manière à ce qu’ils soient agréables et simples à utiliser par les usagers. C’est un processus de fabrication, de création. Même si c’est de l’immatériel.
On entend parfois dans le langage courant la phrase : « c’est design… », pour exprimer le fait que l’objet, le bâtiment, l’œuvre qu’on est en train d’observer reste totalement mystérieux à nos yeux. Ironie de l’histoire, le design est justement fait pour simplifier les choses. Comment vous expliquez l’existence de ce contre-sens sémantique ?
T.M : Parce qu’il y a une revendication du beau, de l’esthétique, de la forme, dans le design. Pour trouver de l’espace face aux ingénieurs qui étaient plutôt dans la fabrication, dans l’objet, dans le physique et le tangible, les designers ont insisté sur l’aspect esthétique des choses. En France, le design est un mouvement qui part des artistes. Alors qu’aux Etats-Unis, le designer, l’ingénieur, l’architecte sont des métiers qui se superposent presque, parce qu’il s’agit dans les trois cas de travailler la matière.
Thierry Mandon ©Pierre Grasset
M.C : Je dirais aussi qu’il y a eu une forme de complexe de la part du public, et de snobisme de la part des créateurs. Ce snobisme, il ne faut pas le nier : il a existé, on l’a entretenu, et c’est ce qui fait qu’on dit « c’est design… » comme on dit parfois aussi « c’est de l’art… » : en gros « c’est de l’art contemporain, donc c’est incompréhensible ». Comme le grand public n’a pas envie, et c’est bien normal, de se faire des nœuds au cerveau, il se dit « c’est pas pour moi ». Et de l’autre côté, certains artistes ou designers ont entretenu quelque chose de l’ordre du « c’est de la création, donc vous ne pouvez pas comprendre ». Décomplexer les gens est une nécessité dans l’ensemble des champs de la création.
La première chose que l’on voit lorsqu’on regarde un objet, c’est sa forme, sa couleur, son esthétisme. Le sens de l’objet, sa fonction, ne sautent pas forcément aux yeux… Il faut aller chercher l’explication, et dans une société de l’image comme la nôtre, ce n’est pas forcément un réflexe…
M.C : Prendre un peu les gens par la main, les emmener vers… C’est tout l’enjeu des politiques culturelles. On se rend compte par exemple que les politiques tarifaires ne se suffisent pas à elles-mêmes. Il ne suffit pas non plus d’avoir un cartel un peu détaillé pour que les gens comprennent. Il faut accepter cet état de fait, et ne pas penser que c’est un problème : c’est juste humain. Il faut se mettre à portée des gens, mais dans le bon sens du terme. Se rendre disponible, accessible, et trouver les portes d’entrée qui sont immédiatement franchissables. Les expositions sur des thématiques très grand public comme le jeu vidéo, comme l’espace, comme les flops, où l’on fait preuve d’autodérision -et c’est la porte d’entrée la plus évidente – sont le début d’un chemin. Ensuite, une fois que les gens seront venus deux fois à la Cité du Design pour voir ces expos-là, ils auront envie d’en savoir plus.
T.M : Il y a trois choses derrière toute œuvre. Une histoire. Des influences, donc l’environnement. Et une intention d’artiste. C’est comme un jeu. L’idée est que les gens arrivent à chercher derrière n’importe quel objet : d’où ça vient, les influences du moment, et l’intention du créateur. C’est très simple, et ça les grandit.
Il faut aussi que les designers acceptent de se mettre à la portée du grand public, en sortant un peu du champ scientifique et de la reconnaissance de leurs pairs… On a le sentiment que la jeune génération de designers y est peut-être plus encline ?
T.M : Je ne sais pas si cela appartient seulement au champ du design, ou si c’est le cas d’une manière générale dans la société… En gros, il s’agit du passage de l’affirmatif au démocratique. Et du « faire avec » plutôt que du « faire pour ». Longtemps, les designers étaient « plus intelligents que les autres », ils « faisaient pour » les usagers. Et chez la jeune génération, on le voit très bien et c’est ce que j’appelle le démocratique, la dimension du « comment on fait ensemble un truc » existe bel et bien. La collaboration entre designers, usagers, habitants, citoyens, est vraiment au cœur de la démarche design. On le voit à l’Ecole d’ailleurs : les travaux d’étudiants aujourd’hui, c’est pas du tout l’artiste qui va se réfugier dans son atelier et qui se prend la tête tout seul… Il y a avant, tout un processus d’irrigation qui va conduire jusqu’à la création.
M.C : C’est vraiment générationnel en effet. En arts plastiques, c’est la même chose. Les artistes qui ont marqué l’art contemporain ou l’art moderne bénéficiaient auparavant d’un statut incroyable. Et quand on reçoit aujourd’hui des artistes pourtant très en vue au MAMC, ils n’ont plus du tout cette attitude-là… Ils sont contributeurs, ils sont facilitateurs, et plus « au-dessus de ». C’est pareil dans le théâtre, d’ailleurs. Aujourd’hui, les metteurs en scène ne prennent plus de grands airs pour monter des spectacles…
T.M : Vous voyez, ce n’est pas le design en fait… C’est générationnel, c’est toute la société qui se transforme ainsi.
Pour en venir à cette biennale, l’idée est donc bel et bien d’aller récupérer du public perdu en cours de route, en lui disant qu’il a sa place ?
T.M : Pour cette biennale, nous avons poursuivi un mandat très clair. Premièrement, cette biennale doit jouer son rôle concernant l’attractivité du territoire, donc elle doit rayonner. Deuxièmement, elle doit associer. Ça ne doit pas être un truc fermé dans le quartier de la Manufacture, il faut associer les structures culturelles de la ville, les acteurs de la métropole, les villes de Rhône-Alpes. Troisième point, il faut regarder les réalités économiques : c’est un investissement, pour trois semaines, même pour trois mois, donc il faut que cela ait un impact pour le territoire. Tout ceci nous a conduits à reformater les choses.
M.C : C’est une volonté depuis 2014, même si la mise en œuvre a pris un peu de temps. On souhaitait faire tomber les a priori liés au design et à la Cité du Design elle-même. Cela va se faire à travers la biennale, et tout au long de l’année via deux expositions itinérantes sur la métropole, qui vont rappeler l’histoire du design, l’histoire de notre territoire, le lien entre industrie et création.
Le projet de cette biennale 2022 donne l’impression que l’on va assister à quelque chose de plus abouti que précédemment. Qu’est ce qui a changé ?
T.M : On verra ça après, il faut être très modeste. Disons qu’en tout cas, on s’est donné les moyens d’essayer de faire mieux. Sur le contenu, ça va être une grande fête, ça va être génial. Il y en a pour les enfants, pour les ados avec le skate-park, 30 concerts…
M.C : Il y a eu par le passé beaucoup de remous, de changements au sein de la Cité… Aujourd’hui, on trouve une forme de stabilité dans l’équipe en place, et sans doute que cela se ressent.
Marc Chassaubéné, vous dîtes, « dès 2014, la volonté politique était d’ouvrir la biennale au grand public », pourtant en 2015, 2017, 2019, on a assisté à des choses moins abouties que ce que la biennale propose aujourd’hui, presque des ratés même…
M.C : On est passé par une phase difficile d’un point de vue populaire. Se mettre en place, faire l’état des lieux, prévoir une stratégie, remplacer des équipes, des dispositifs, une organisation : tout ça, ça prend beaucoup de temps. Oui, les dernières biennales ont parfois été un peu douloureuses, mais on savait qu’on irait ensuite dans une autre direction, une autre organisation, une autre structure. L’entre deux, c’est ce qu’il y a de plus ingrat dans un mandat politique. Le plus dur, c’est d’expliquer aux gens quel travail est fait en amont et pourquoi ce n’est pas toujours rose. Et en effet, il ne faut pas le nier et savoir dire « c’est vrai, cela n’a pas toujours été bien ». Sans cracher sur les autres, il y a eu des ratés, des moments plus difficiles, et sans doute qu’on arrive aujourd’hui dans un moment.
L’Afrique, continent invité… C’est déjà en soi une « bifurcation »…
T.M : Oui, c’est vrai. C’est une manière de contribuer à la réflexion. Les bifurcations, c’est, pour faire très simple, les grands changements, individuels ou collectifs, dans la vie de chacun. Il nous intéressait beaucoup d’inviter des gens qui ne sont pas sur la même ligne de départ que nous. De voir s’ils se posent les mêmes questions de grands changements, et s’il n’y a pas des choses qu’ils ont anticipées plus que nous. Pour prendre un exemple très concret de bifurcation : il y a un enjeu sur la durabilité, les nouveaux modes de vie. En Afrique, il y a belle lurette qu’on sait ce qu’est la récupération. Par ailleurs, inviter le continent africain paraissait naturel dans la mesure où il existe certains liens entre Saint-Etienne et des villes africaines, comme Dakar par exemple.
Cette biennale, et ce thème « bifurcations », c’est une manière de redonner un peu d’espoir aux gens, quant à la possibilité d’un « aller mieux », voire, d’un « on peut encore sauver notre planète et nous avec » ?
T.M : Il ne faut pas qu’il y ait d’injonction à bifurquer. Il faut qu’on donne l’occasion aux gens de s’interroger sur les changements à opérer. Et, parce que ces questionnements donnent un peu le vertige, on va leur donner quelques exemples de changements engagés. Avec par exemple, une expo sur la maison, At Home, qui est conçue par des Anglais qui travaillent sur ce qu’est l’aménagement d’un logement plus paritaire, dans lequel on peut télétravailler, dans lequel on fait gaffe aux ressources, à la sobriété. Ce qu’on aimerait, c’est que les visiteurs comprennent ces questions, et qu’ils trouvent à travers les solutions proposées, leurs propres chemins. Tout le monde est dans une situation de maturité différente par rapport à ces potentiels changements.
M.C : Par définition, le design est une discipline optimiste. Sinon, il n’y a pas de design. Il faut qu’il y ait une volonté d’améliorer, de faire progresser, de changer, d’optimiser y compris d’un point de vue social. Donc, la biennale est évidemment un moment de prospective optimiste.
Depuis longtemps déjà, les designers se sont emparés de la question des bifurcations, et plus généralement de la question du « comment changer le monde ». Aujourd’hui, ils proposent des solutions pour que l’on puisse éviter de se cogner dans le mur qui nous fait face. Sauf qu’à la fin, les politiques publiques ne mettent que rarement en œuvre ces solutions. Pourquoi ?
M.C : Si on parle du système politique, le problème n’est pas tant la résistance au changement, que la peur de la résistance au changement. Pour parler d’un parti que j’ai bien connu, Les Républicains, on voit ses membres se raccrocher à des archétypes du passé, se rapprocher de principes passéistes, datés, de conflit entre les populations. Ils continuent à évoquer par exemple, des questions liées au genre, ou au mariage pour tous, alors qu’aujourd’hui des générations complètes ne se posent plus la question de savoir si elles sont genrées. On est dans des débats qui n’ont plus de sens. Je pense qu’il y a une méprise profonde sur le changement, ou sur la capacité au changement, notamment des jeunes générations, qui sont pourtant plus agiles, habiles face à ces bifurcations qu’il y a 50 ans. Or le système politique, lui, n’a pas changé. Ce n’est pas tant la société qui n’est pas prête, que l’organisation de cette société.
T.M : On revient à « faire pour » ou « faire avec ». La politique, c’est « faire pour ». La mécanique institutionnelle est faite pour aider les élus à « faire pour », et on voit bien que ça ne marche plus. « Faire avec », c’est très compliqué. Il faut que les gens soient d’accord, et puis il faut des outils, des institutions, des instruments. Comment on fait passer le politique de cette prétention à faire à la place des gens, à une décision associant ceux à qui sont destinées les politiques publiques ? C’est l’enjeu.
M.C : Il faut arrêter de croire que l’on doit penser pour les gens. L’erreur première est là. On s’attache aux conséquences, jamais aux causes. Ça donne un système sclérosé. Ça changera, mais ça mettra du temps. La résistance au changement est ici, pas ailleurs.
Du 6 avril au 31 juillet, à la Cité du Design de Saint-Etienne et sur toute la métropole