Murina : La fille de l'eau

Caméra d'Or / Né sous les auspices de la Cinéfondation cannoise, coproduit par Scorsese,  Murina est reparti de la Croisette avec la Caméra d’Or. Une pêche pas si miraculeuse que cela pour ce premier long métrage croate brûlé par le sel, le soleil et le désir de liberté d’une jeune sirène s’affranchissant de la tutelle tyrannique d’un père rétrograde.

Sur une île de Croatie, la jeune Julija vit sous la coupe d’Ante, un pater familias autoritaire avec lequel elle plonge chaque matin afin de chasser la murène. L’arrivée pour quelques jours de Javier, un richissime ami de la famille dont son père aimerait faire un associé dans un projet de complexe hôtelier de luxe, lui fait entrevoir un autre futur, hors de sa prison insulaire…

Quelles que soient l’époque et la latitude, la recette demeure identique : c’est dans les vieux pots que l’on réussit les meilleures soupes — de poissons ou d’autres ingrédients. Ainsi, au cinéma, un scénario a-t-il de bonnes chances de toucher juste, voire à l’universel, en empruntant ses trames ou ses thèmes à l’immarcescible répertoire des contes. Antoneta Alamat Kusijanovic l’a bien compris pour Murina, où se mêlent avec pertinence plusieurs motifs familiers d’œuvres de Perrault, Grimm ou Andersen. Telle la figure de la jeune princesse cherchant à se libérer d’un paternel abusif enclin gouverner sa destinée et la retranchant du monde en la conservant à ses côtés (Peau d’Âne), celle de l’ondine voulant quitter son milieu marin pour la terre ferme (la Petite Sirène) ; ou encore celle de la seule âme pure renvoyant un village entier à son attitude hypocritement servile devant un puissant (Les Habits neufs de l’Empereur). Pour couronner le tout, la cinéaste transpose en version sous-marine cet authentique morceau de bravoure du romantisme allemand qu’est l’incontournable fuite nocturne en forêt de l’héroïne dans une magistrale séquence sombre et oppressante, offrant un contrepoint visuel absolu au reste du film, baigné par la lumière bleue et blanche de l’été adriatique. Elle constitue un moment d’angoisse particulièrement immersif, d’une rare intensité : on suffoque avec la jeune apnéiste.

Un homme est passé

Si la narration de Murina se déroule strictement dans un présent réel ramassé correspondant au séjour de Javier, ce bref laps convoque en permanence deux niveaux temporels supplémentaires bien distincts, lui conférant une singulière profondeur. La ré-apparition de celui qui fut jadis à la fois le patron d’Ante et le soupirant malheureux de la mère de Julija contamine le présent, renvoyant tous les protagonistes à un passé hors champ, à un non-dit habituellement enfoui. De la même manière que les plongeurs conduisent les murènes à se manifester en s’agitant autour de leur terrier, la seule présence de Javier donne lieu à l’évocation (ou l’exhumation) de drames anciens et de vieilles rancœurs : une tragédie ayant frappé l’île convoitée pour la création du complexe hôtelier ; les jalousie et frustrations de Ante — lequel exhibe pathétiquement sa discrète épouse comme le seul “trophée” que son rival n’aura pas eu. Parallèlement, la course des aiguilles semble s’accélérer pour Julija : cette parenthèse la voit évoluer et passer d’ado soumise à jeune femme rebelle, changeant de peau (et de maillot de bain) comme un animal mue. Ce qui aurait dû ou pu prendre des mois est catalysé en quelques jours grâce à l’irruption de cet oncle d’Amérique providentiel, et père idéal fantasmé.

Dévoilant une nouvelle autrice sur la carte du cinéma mondial, Murina révèle également un nouveau talent prometteur : Gracija Filipovic, quasiment de tous les plans sur et sous l’eau. On serait très étonné que cette Caméra d’Or ne se transforme pas pour elle en billet transatlantique. Sans aucune inquiétude pour sa personne, vu son maniement du fusil-harpon : elle saura se défier des requins hollywoodiens.

★★★☆☆ Murina de Antoneta Alamat Kusijanovic (Cro.-Slo.-Bré.-É.-U., 1h32) Avec Gracija Filipovic, Danica Curcic, Leon Lucev… (sortie le 20 avril)

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