Arnaud Desplechin  : « Le spectacle sert à réparer la vie  »

Frère et Sœur / En plongeant dans les affres de la famille Vuillard, Arnaud Desplechin renoue avec les histoires de parentèles et les brouilles irréconciliables… ou presque. Trente ans après sa première sélection cannoise, le voici à nouveau candidat sérieux à un prix de la mise en scène, du scénario, d’interprétation pour ses comédiens. À moins que… Conversation avec un traqueur au sommet de son art.

À bien des égards, Frère et Sœur ressemble à un retour à vos origines cinématographiques…

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Arnaud Desplechin : J’avais enchaîné des adaptations : Roubaix une lumière, Angels in America au théâtre, En thérapie avec Nakache & Toledano, et j’avais envie de revenir à un scénario original. Et j'ai repris ce motif qui était au cœur de Un conte de Noël. J’avais l’impression qu’Elisabeth — elle s’appelait comme ça à l’époque, c’était la figure triste du film —, je l’avais un peu laissée en prison. J’ai atteint un âge où je ne veux plus faire de digression, je veux aller tout droit et dire à quoi sert le spectacle : à réparer la vie. La vie, elle est mal fichue, elle est bousculée, elle est ambiguë… Elle n’est pas si bien faite que ça. Au cinéma, c’est pas mal parce que vous pouvez disposer les éléments de manière différente, surprendre les personnages… Je pense à cette réplique du père d’Alice, qui lui dit : « tu es en prison » Elle lui répond « Délivre-moi » mais son père ne sait pas la délivrer. Le film, lui, sait la délivrer.

C’est ce que j’écrivais à Julie Peyr, ma coscénariste : il y a une haine, une colère — ou un amour éternel —entre le frère et la sœur, il faut réparer ça. Il faut qu’on termine et qu’on trouve les moyens de fiction pour apaiser, pour réparer la vie — en espérant que les spectateurs quand ils regardent ils se disent : « c’est pas mal d’être en vie, quand même »

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Vous redoutiez de ne pas arriver à cette fin ?

On a toujours peur. J’ai eu un trac terrible quand on est parti tourner les images au Bénin, puis après on est parti au Sénégal avec avec Marion, pour cette fin très énigmatique ; ce voyage qu’elle fait pour partir. Est-ce qu’il allait se passer quelque chose ?  Ma première angoisse, c’est l’angoisse du réalisateur : je voulais me dépasser en ramenant des images d’un continent que je connais pas — parce que je connaissais pas l’Afrique subsaharienne.  Mais en même temps, si c’est des images exotiques, c’est horrible. L’exotisme, c’est affreux ! Donc il fallait qu’on trouve la balance exacte : elle qui suit sa vie, qui s’invente une nouvelle vie. Est-ce qu’on allait y arriver ? Qu’est ce que Marion allait donner ? Est-ce qu’elle allait envie avoir envie de donner ça ? Bien sûr, on a le trac jusqu’au dernier moment.

La lumière apparaît très différente dans cette fin, comme dans les séquences avec le personnage Melvil Poupaud en pleine nature, alors que le reste du film est plongée dans des jeux d’ombres…

Des jeux d’ombres qui vont avec le côté tragique. Mais je n’avais pas envie d’assommer les spectateurs avec ça. Ça me plaisait d’avoir une espèce de western au début, avec ces lumières du sud-ouest que l’on retrouve aussi à la fin quand Louis donne son cours à Toulouse. Le Bénin, c’est ailleurs, c’est la fuite…  La terre ocre est très différente de la terre sahélienne et de ses tons rougeoyants. C’est un trajet vers la lumière. Tout d’un coup, la lumière a gagné contre l’ombre. Je tenais à ce mouvement. 

Qu’est-ce qui vous intéresse autant dans les motifs de l’épiphanie finale et de la réconciliation, déjà présents dans Comment je me suis disputé… ou Un conte de Noël ? 

Dans Un conte de Noël, à part l’épilogue avec Elisabeth qui est de dire : « allez, on sait pas la sauver, mais on l’aime bien quand même », ça se terminait sur un défi avec Mathieu Amalric qui jetait la pièce en l’air et qui venait encore narguer sa mère — va-t-elle vivre, va-t-elle mourir ? C’était un film très en colère, un peu méchant à la Billy Wilder. Là, c’est autre chose, je voulais vraiment aller vers un apaisement, vers quelque chose de solaire. Vous me demandez ce qui m’intéresse tant dans l’épiphanie ? C’est ça, qui est merveilleux dans les films : quand vous avez une épiphanie, quand ça se termine et que tout à coup, ça s’éclaire…

Vous laissez planer le doute sur les raisons de la haine, et que la relation entre Alice et Louis pourrait être incestuelle…

Il y a de ça. C’est une des hypothèses de Marion : on a changé le texte avec elle. Vous voyez, j’écris un texte, mais après, j’aime bien le lire avec les acteurs — pas ensemble, jamais ensemble, séparément — et ils me proposent de dire les choses mieux etc. Avec Marion, on a interrogé le texte et elle voyait un truc très beau : c’est elle qui a rajouté « je lui avait dit que le détestais, mais je l’aimais, je l’aimais, je l’aimais encore » C’est elle qui a inventé ça, c’est pas écrit, c’est une improvisation. Et quand on parlait tous les deux, elle disait « Alice a peur de son frère, elle a peur de ses sentiments. Elle peut être une femme violente, elle jette une chaise à la tête de son frère à la brasserie. Tout ça, ça passe par moi. Elle est terrifiée par elle-même, par son frère. Ce ne sont pas des gens qui se détestent, ce sont des gens qui ont peur. » Alors on a ajouté la peur. C’est dans la scène du supermarché qu’ils arrêtent d’avoir peur l’un de l’autre.

Il faut surtout que leurs parents soient sur le point de disparaître pour qu’Alice et Louis se rapprochent à nouveau…

C’est un paradoxe terrible. Ils semblent revenir à l’enfance en perdant leurs parents, qui sont des gens modestes : on voit leur appartement, on sait que le père a pas eu un métier facile… Les parents ne sont plus là et l’enfance revient. Ce qu’ils n’avaient pas su faire à 6 ou 8 ans, bah ils font ! Ils font les andouilles…

Comment faites-vous pour prendre de la distance avec votre propre famille dans vos films ? Glissez-vous des choses personnelles ?

Des choses personnelles ? Tous les sentiments… J’essaie d’être comme un acteur. Il y a beaucoup de de réalisateurs (ou de spectateurs) qui pensent qu’acteur n’est pas un métier sérieux. Que ce ne sont pas de grands intellectuels. C’est pas vrai du tout ! Ma discipline, c’est d’être comme un acteur : si j’écris des sentiments, il faut que je trouve en moi des sentiments que j’ai vécus — comme dans l’Actor Studio. Il faut que je me dise : « merde, j’ai connu ça ! J’étais en colère comme ça ! » Pour donner ce sentiment de proximité, il faut que ce soit un peu vrai, un peu impudique afin que vous puissiez vous dire : « Arnaud est trop impudique ou Marion est trop pudique »,   vous voyez ? Heureusement, je n’ai jamais perdu d’enfant et à mon grand âge, mes parents sont encore en vie — c’est aussi surement pour ça que j’ai écrit ce film. Parce que je ne suis pas du tout mûr ni capable de penser au terme de mes parents. Ils sont très importants pour moi, j’ai cette chance de les avoir en vie. On peint ce qui vous effraie ; pas ce qui vous est arrivé. Et dans ce sens-là, c’est un matériel très personnel : il y a mes peurs.

Par ailleurs, j’ai aussi des sœurs qui sont artistes ; un frère diplomate qui est très brillant. Bien sûr qu’on a des rapports compliqués. Mais heureusement pas comme chez Vuillard (rires) donc ça va.

Les parents semblent impuissants dans la réconciliation…

Moi je trouve que mon père, c’est le plus fort du monde et ma mère pareil ; donc je n’arrive pas à imaginer leur impuissance. Et en même temps, sur un plan théorique, je peux bien imaginer que mes parents n’y arrivent pas. J’ai un enfant, donc je vois bien que je suis impuissant. Je n’arrête pas de d’échouer — ou alors je réussis deux trucs, mais j’en rate quatre. Bien sûr qu'on est toujours maladroit.

J’ai surtout voulu concentrer le film sur “l’amour incestueux“ — j’accepte le terme. Alice et Louis s’aiment tellement trop qu’à la fin, ils se détestent. Le père reste un peu un personnage satellite. Et pourtant on voit qu’il aime trop sa fille. La fameuse réplique « Délivre-moi », il sait pas le faire parce qu’il est trop amoureux. Comme le disait Jacques Demy, « on n’épouse jamais ses parents ». Ça sert à rien de trop aimer sa fille, mais est-ce que je peux juger un homme âgé qui est en admiration absolue devant sa fille ? Je trouve ça bouleversant.

Vous savez, quand j’écris des scènes, je réfléchis des fois à des trucs très profonds avec Julie, on discute pendant des heures. Mais la plupart du temps, j’essaie juste d’écrire sur des thèmes qui vous dépassent. Ça ne va pas loin : que ça vous fasse rigoler, que ça vous fasse peur, que vous soyez bouleversé… C’est juste ça que j’essaye. Souvent, je me comprends après coup. Par exemple, ça m’a frappé au mixage très tard, le père s’appelle Abel — la victime éternelle — et la mère, Marie-Louise. C’est la première fois que j’ai un personnage qui s’appelle Marie-Louise dans un de mes films, c’est le prénom de ma grand-mère, tout simplement. Et tout d’un coup, le fils dont on croyait qu’il s’entendait si mal avec sa mère (comme dans beaucoup de mes films), je me suis rendu compte qu’il s’appelle Louis. De toute éternité, il était appelé par son prénom à prendre sa mère dans sa bras. Elle l’a appelé comme elle. Louis ne s’en était pas rendu compte — mais moi non plus. C’est une logique poétique qu’on découvre en fabriquant le film.

L’intrigue a une de dimension tragédie grecque… 

Au tout début, on entend d’ailleurs des voix qui parlent de la mort de Jacob, le fils de Louis, en disant :  « tu sais, je crois que c’est une tragédie ». Le ton est donné, il y a le pathos de la tragédie. Je ne  connais pas bien la tragédie mais j’ai vu à la suite de deux tragédies qui m’ont sûrement aidé à écrire. C’était le Age of Rage de Ivo van Hove d’après Eschyle et le Phèdre de Racine mis en scène par Chéreau. J’ai été assommé de beauté en voyant ça. 

Ce qui est frappant, c’est que les personnages ont des sentiments qui les dépassent. C’est trop fort : ils sont mus par la passion amoureuse de colère, de haine…  Et de voir quelqu’un qui est démuni devant toutes les forces qu’il a en lui, c’est quelque chose qu’on voit très bien chez les enfants. Une petite fille ou un garçon ans très très en colère, ne trouve plus les mots pour dire la colère. La colère est plus forte que lui. À 6 ans déjà, on commence à être trop domestiqué, mais à 4 ans on peut avoir des sentiments comme ça. J’aime bien penser à mes personnages comme des adultes, mais c’est comme des gosses, quoi.

La naissance de la haine apparaît presque comme un jeu entre Alice et Louis…

Bien sûr que c’est un jeu. C’est un jeu qui tourne mal. C’est les dérapages de la vie : vous jouez, vous croyez que vous êtes maître du jeu. Et comme dans les tragédies, c’est les dieux qui sont les maîtres, et ils jouent avec vous. Et vous vous retrouvez pris dans une malédiction. Mais comment lever la malédiction ?Parce que c’est pas bien de vivre maudit tout le temps.

Louis règle ses comptes par le livre, vous est-il déjà arrivé d’en régler par le cinéma ?

On ne peut pas régler des comptes avec le cinéma parce que c’est beaucoup trop long. Fabriquer un film, c’est énormément d’argent, c’est vachement de temps. Donc vous pouvez commencer mais au bout de deux semaines, c’est terminé ! (rires) Les préoccupations sont beaucoup plus triviales : vous montrez un premier jet, on vous dit : « c’est pas drôle ». Alors du coup, vous récrivez pour que ça devienne drôle. «—A un moment, il faudrait que ce soit quand même plus pleurant. —D’accord » Et vous retravaillez pour que ce soit plus émouvant. C’est les spectateurs qui vous guident. 

Comment allez vous vivre la projection à Cannes ?

Quand je termine un film, je ne veux pas le voir, je n’ai jamais vu mes films, c’est notoire. Je suis hors de la salle. Je connais le rituel, ce n’est pas ma première fois à Cannes : je m’assieds, dès qu’il fait noir je sors, mais j’ai l’oreille collée à la porte et j’attends. Quand vous faites des films longs genre, Comment je me suis disputé…, vous passez 3 heures comme ça, mais bon… Mais je sais ce qui se passe dans la salle. Et il y a la monteuse, les acteurs, qui me racontent où ils ont ri etc. Là, quand le film va sortir vendredi à 20h, juste avant la séance de 22h de Cannes, je sais très bien mon programme. À partir de 20h, je regarde sur ma montre : à 20h05 c’est la scène de l’enterrement de Jacob, après j’appelle la monteuse « tu crois qu’il en sont où ? Le vol de Louis ? Ouf, ils peuvent se détendre… » Et je calcule jusqu’à la fin. 

À Cannes, je reviendrai dans le noir, sans faire trop de bruit pour ne pas gêner l’émotion de la dernière scène. En fait, je l’ai vu tant de fois au montage : sur la copie de travail, on rigolait avec la monteuse parce qu’il était écrit « montage 26 ». Au bout d’un moment, je le connais par cœur. Ça ne sert plus à rien, je ne peux plus l’améliorer. Alors le voir… Il faut le lâcher. C’est à vous, les spectateurs, les écrivains de cinéma, les critiques de fabriquer des trucs. J’ai fait tout ce que j’ai pu faire. Ce qu’il faut, c’est que j’en fasse un autre. Et donc j’écoute la salle : j’ai fait une tragédie, celui d’après faudrait peut-être que ce soit une comédie. 

Après cette projection très singulière à Cannes, quand ça se rallume, vous voyez le visage des acteurs et vous savez en 30 secondes ce que vous avez réussi, ce que vous avez raté. Vous savez tout. C’est ce qui me donne le plus le trac. 

Vos comédiens l’ont-ils déjà vu ?

Melvil Poupaud a choisi de ne pas le voir. C’est super drôle, il en parlerait mieux que moi : « je sais ce que j'ai fait, et je préfère avoir le kiff à la Marcello Mastroianni » Parce que sur 8 et demi, Mastroianni n’avait pas vu le film et Fellini avait tout refait au montage. Marion l’a vu une fois, mais pas fini — c’est important — sans musique ni étalonnage. Elle m’a dit : « je sais pas me voir ; n’attends pas que je te dise quoi que ce soit à la sortie du film, n’attend pas mes textos » Et elle m’a envoyé un texto « Promis, je le revois à Cannes ». C’est déjà bon signe, attendons la projection de Cannes. Quant à Patrick Timsit, il l’a vu ce matin et il est derrière moi et là… j’ai peur. J’ai peur, vous voyez ? J’ai le trac !

Frère et soeur, en salles depuis le 20 mai

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