Les Crimes du futur : Bloc party

Cannes 2022 / De retour sur la Croisette, David Cronenberg n’étonne pas mais confirme en remalaxant des thèmes et thèses développées dans ses films précédents portant sur des mutations organiques et des addictions voyeuristes. La différence, c’est que son futur semble à chaque fois plus proche.

Dans un futur indistinct, où la douleur et les infections ont disparu, le corps humain est l’objet d’étranges évolutions, comme le développement de nouveaux organes. Saul Tenser s’est fait une spécialité artistique de se les faire opérer et retirer en public par son assistante, Caprice. Si d’autres “performers” se font greffer ou charcuter, il est une dernière variété qui accepte ces mutations les éloignant de “l’humanité“, ce qui gêne une police des mœurs récemment créée…

Cronenberg n’aura vraisemblablement pas la Palme. Parce qu’il aurait dû l’avoir il y a bien trop longtemps (au moins en 2005 pour A History of violence ou pour Crash en 1996) ; parce que Mortensen a dit tout le “bien“ qu’il pensait de Titane (et que le président du jury est vous-savez-qui) ; parce que Titane, justement, l’a reçue l’an dernier. Et parce qu’il est, ici, trop cohérent avec lui-même — à l’instar de Desplechin dans Frère et Sœur. Le cinéaste canadien opère en effet pour Les Crimes du futur une forme de synthèse logique de près d’un demi-siècle d’obsessions chirurgicales, de mutations pathogènes et/ou d’invasions organiques à coup de bistouris bizarres et de branchements curieux donnant à ce film une allure sinon de parachèvement, de somme. Le corps, cette ultime frontière, dont l’Homme cherche à percer les mystères et l’enveloppe, qu’il hybride avec d’autres formes vivantes (parfois à son insu) ou avec des cyber-technologies fusionne dans le  cinéma cronenbergien vers un transhumanisme toujours effrayant.

C’est déjà demain

Ce n’est pas seulement l’hybridation que Saul incarne ici, c’est le processus de changement et la frontière ; le moment de bascule d’un état à l’autre ; et ce, même s’il le retarde irrésistiblement en se faisant ôter les attributs de ses métamorphoses. Figure de l’ombre et des lisières, Saul se promène de nuit vêtu d’une capuche noire lui mangeant le visage ; a des fréquentations inattendues, joue double voire triple-jeu, appartient à l’ancien monde et à celui d’après “à son corps défendant“ et pour finir, ne s’appartient plus : œuvre d’art vivante, produit d’une évolution messianique, il accouche de lui-même comme Seth Brundle de la mouche qui avait pris l’ascendant génétique (La Mouche, 1986), ou Rose après son “traitement“ (Rage, 1977).

Malgré le sujet et le recours inévitable aux bistouris, aux gestes d’ouvertures, de tritures d’entrailles et d’ablations, Les Crimes du futur contient objectivement moins de gore et de séquences psychologiquement choquantes que la plupart des films d’épouvante du cinéaste. A-t-on atteint un tel degré d’accoutumance aux violences ? Est-on dans une description d’un futur immédiat alternatif si proche, façon Black Mirror ? Le décor, celui d’une vague Grèce ressemble, pour son côté déliquescent et fin de règne décadent, à celui de La Havane (ou d’un Marienbad hanté), avec ses façades décrépites, où la vie mondaine se poursuit indifférente aux lézardes des appartements défraîchis, dans les caves ou hangars. Au reste, pourquoi manifesteraient-ils quelque émotion : dans ce monde sans douleur, s’étonner devient incongru. Le choix de Léa Seydoux et Kristen Stewart s’avère à ce propos assez amusant, puisqu’elles ne sont pas réputées pour leur expressivité transcendante ; Viggo Mortensen quant à lui intériorise pleinement son rôle, donnant l’impression d’être en permanence sur le point de subir l’attaque d’un chestburster. Et même si son costume ressemble à un mélange de Musidora habillée de Servante écarlate portant le deuil, on y croit.

★★★☆☆ Les Crimes du futur de David Cronenberg (Can-Gr.-Fr.-Gr.-Br., int-12 ans, 1h47) avec Viggo Mortensen, Léa Seydoux, Kristen Stewart…

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