A l'écran en septembre / En recyclant Le Bûcher des vanités, Titanic et Sa Majesté des Mouches, Ruben Östlund (re)découvre la vacuité des apparences et la tyrannie du capitalisme. Le triomphe de la bonne morale consensuelle emballée dans une esthétique papier glacé, plus inoffensif que subversif, visiblement en adéquation avec le besoin de purification morale de festivaliers endimanchés sur la Croisette.
Jeunes mannequins très actifs sur les réseaux sociaux, Yaya et Carl sont invités à participer à une croisière de luxe en échange d'une “couverture médiatique“ de leurs vacances. Mais à l'insouciance initiale de leur voyage, vont succéder la panique puis l'horreur lorsqu'une tempête frappe leur yacht, faisant échouer les survivants sur une île déserte. Une nouvelle hiérarchie sociale s'instaure entre passagers et équipage...
La ficelle du concept de Sans filtre est un peu grosse, au point que — le sympathique — Ruben Östlund pourrait placer en épigraphe cet extrait de Molière : « De l'amour sans scandale et du plaisir sans peur » (Tartuffe, acte III, scène 3). Car de scandale, de peur (ou de prise de risque), il n'est point question ici : qui diable trouverait à redire de taper sur la vanité, l'égoïsme, l'avidité, la laideur, l'intempérance, le mensonge, la luxure, en bref, sur tous les péchés capitaux et véniels apparaissant à l'écran — surtout si ce sont de riches privilégiés occidentaux satisfaits d'eux-mêmes qui s'en rendent coupables ? Avec une plaisante complaisance, des puissants sont dépourvus de leurs atours scintillants et des symboles matériels de leur empire terrestre. Longuement étrillés par les éléments, enlaidis pour correspondre à leur intériorité (coucou Dorian Gray), recouverts d'un flot de merde et de vomi, ravalés à leur animalité.
L'intention est politique ? L'effet seulement comique, et bien anodin là où Daumier risquait sa liberté en croquant avec férocité les puissants de son temps ; là où Pasolini faisait frémir en métaphorisant le fascisme ; là où Ferreri tendait à ses spectateurs le miroir déplaisant de leur embourgeoisement durant les Trente glorieuses. Dans cette croisière en forme de parabole — où « les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers » —, Östlund ne dépasse guère le niveau de la punition ou de la pénitence judéo-chrétienne. Le fait que ce soit à nouveau autour d'une table qu'il fasse cristalliser le drame (la naufrage intervient ici après l'avalanche sur la terrasse de Snow Therapy et le happening au banquet de The Square) interroge sur ses rapports avec le cérémoniel de l'alimentation : il y a plus d'ascèse que de plaisir chabrolien au menu du cinéaste.
Spectacle à la gorge
Si son propos manque de cruauté et se dilue, Sans filtre effectue toutefois une mise à jour — ou paraphrase — des constats de Debord : Östlund fixe ici une « Société du spectacle » superlativée agrégeant ceux qui, depuis une trentaine d'années, en sont les promoteurs successifs : super-modèles, candidats/aventuriers de la télé-réalité, influenceurs de réseaux sociaux...
Autant de coquilles vides et de nouveaux opiums dispensés au peuple ; de marchandises humaines à consommer comme spectacle. Autant de diversions abrutissantes qui prolifèrent alors que la culture recule et que l'École n'est plus ce lieu sacralisé dont on sort, d'où que l'on vienne, assuré d'avoir reçu les mêmes bases. De quoi rire jaune, à défaut d'en pleurer ; on conservera les larmes pour les proches de Charlbi Dean Kriek.
La soudaine disparition de la comédienne fin août a en effet déchaîné des rumeurs malsaines de la part de vautours numériques pour qui chaque événement — peu leur chaut qu'il soit tragique ou qu'ils n'en aient qu'une vision biaisée — peut s'instrumentaliser au profit de leur intérêt. Dans la « Société du spectacle », tout fait ventre. À vomir.
★★☆☆☆De Ruben Östlund (Su.-G.-B.-É.-U.-Fr.-Gr., 2h29) avec Harris Dickinson, Charlbi Dean Kriek, Woody Harrelson...