Brad Pitt  : « Je crois qu'on est plus "jetables" aujourd'hui »

Babylon / Évocation bigger than life d’un monde perdu et de perdition, Babylon renoue avec la tradition des superproductions d’auteur ambitieuses et spectaculaires, pensées pour le grand écran et auxquelles Hollywood a hélas un peu renoncé. Rencontre avec deux de ses maîtres-d’œuvre, lors de l’avant-première parisienne : le cinéaste Damien Chazelle et sa star Brad Pitt.

Estimez-vous avoir réalisé avec Babylon un film hollywoodien ?

Damien Chazelle : Bien sûr : le sujet c'est Hollywood et c'est fait à Hollywood. Mais pour moi, les références étaient un peu un mélange : Fellini a, par exemple, été une inspiration-clef. Quant à la tradition hollywoodienne, celle des années 1970 et 1920 m’a inspirée : les films de Coppola, les films du cinéma muet comme Intolérance, L’Aurore, Les Ailes… Il y a l’idée de cinéma comme spectacle, mais aussi le mélange et les contrastes entre la comédie, la tragédie, l’absurdité, la beauté, le cauchemar… Je voulais que ce soit un film sur le paradoxe de Hollywood, mélange d’extrêmes, de hauts et de bas.

Cette industrie peut créer des œuvres d'art qui sont pour moi tellement divines qu’on dirait qu’elles ont été faites, non par des humains, mais par des anges. Quand on regarde une image de Greta Garbo, de Louise Brooks, de Griffith, on voit quelque chose de presque spirituel. Mais quand on connaît un peu la machine derrière ces images, la société, les gens et tout ce qui s'est passé, c'est assez choquant. Il y a eu beaucoup d'horreurs à cette époque et il y en a encore. Une part de cauchemar avec le rêve. Ce paradoxe me fascine et continue à me fasciner ; l’enjeu du film était de montrer les deux en même temps.

Babylon est donc critique envers Hollywood ; comment avez vous fait pour embarquer Brad Pitt et la Paramount dans une telle folie ?

DC : Ça n’a pas toujours été facile de convaincre les gens autour de moi, mais j'ai eu de la chance, parce que Brad Pitt était aussi passionné que moi par le sujet. Il a été le premier casting du film : ça a aidé pour convaincre la Paramount et tous les autres. Pendant tout le tournage et toute la production du film, on sentait que c'était un peu fou. On avait pleine conscience de vivre un moment unique, et d’essayer de faire quelque chose de différent. Notre challenge, c’était d’aller de l’avant.

Plusieurs films ces derniers mois traitent de la magie et d'une certaine nostalgie du cinéma. Avez-vous une explication ?

DC : C’est difficile à dire pour moi : c’est plus aux critiques et aux historiens de trouver des explications. Personnellement, j’ai commencé à travailler sur ce sujet-là il y a quinze ans, sans savoir à quel moment il allait aboutir. Bien sûr, on est dans un moment à Hollywood où l’on pense beaucoup à l'avenir du cinéma, à ce qu’il va devenir… Peut-être que cela fait partie de la réponse.

Et puis, on écrit sur ce qu'on connaît ; pour moi, il y a toujours un point d'entrée assez personnel. Pour ce film, c’est quand j'ai commencé à vivre à Los Angeles il y a 15 ans, à voir cette ville un peu bizarre et surréaliste, différente de celles que je connaissais. Alors, j’ai voulu savoir pourquoi elle était comme ça, comprendre son histoire, son début et celui d’Hollywood. Plusieurs choses me fascinaient : l'histoire de la transition du muet au parlant ainsi que, d’un point de vue plus “macro”, la naissance d'une ville et d'une industrie. Mais aussi la manière dont les changements technologiques peuvent être en dialogue avec des changements sociaux : cette transition pourrait être quelque chose d'assez mineur, alors que toute la société a changé aussi. Cette dernière est devenue moins libre, moins ouverte, plus limitée. Hollywood, qui était au début un Wild West où n'importe qui pouvait faire (presque) n'importe quoi, est devenu une partie de l’industrie globale, avec l’arrivée de Wall Street, des acteurs de Broadway et de New York. C’'est à cause de cela que l’on a perdu un peu de cette liberté, de cette diversité, de cette ouverture qu'on trouvait dans le cinéma muet.

Durant les quinze années de préparation, qu’avez-vous appris que vous ignoriez sur le Hollywood des années 1920 ?

DC : Le film est un peu la somme de tout ce qui m’a surpris ou choqué. À chaque fois que j'ai trouvé des choses qui ne faisaient pas partie de l'illusion que je me faisais des années 1920, j’ai voulu les mettre dans le film. Hollywood a beaucoup de talent pour fabriquer des illusions, voire, pour raconter des mensonges ; il y a cependant toute une histoire cachée emplie d’anecdotes parlant de sexe, de drogue, des morts sur les plateaux de tournage… Toutes ces choses un peu plus sordides, sombres et moins glam. C’est ce qui m'intéressait le plus.

Brad, comment se prépare-t-on à un rôle qui vous ramène à votre propre métier mais à une autre époque ?

Brad Pitt : Il faut que j’y réfléchisse, parce que ça me semble tellement organique comme processus…. Avant de faire des recherches pour le personnage que je campe, je ne savais que très peu de choses sur l’ère du cinéma muet, sur les charmes de ces années 1920. C’était un petit peu le Wild West, une époque des pionniers : rien n’existait auparavant dans ce domaine. Je me suis reporté à John Gilbert, à Douglas Fairbanks pour faire mon travail. Je me suis immergé dans ce monde avec le scénario de Damien Chazelle. Il voulait vraiment aller vers quelque chose qui nous ferait sentir aujourd'hui ce qu’ont pu être ces années 1920. Et on s'est bien amusé.

Damien, au début du film, le personnage de Manny manifeste le désir « de faire partie de quelque chose de très grand » en travaillant dans l’industrie du cinéma. Partagez-vous cette ambition ?

DC : Oui. Dès le début, je voulais faire des films. Ce que j'aime bien chez ce personnage, c'est que son rêve est plus grand que les films et qu’il peut transmettre. C'est un rêve d’immortalité, de faire partie de quelque chose qui va durer : ça peut être les films, atterrir sur la lune ou participer à n'importe quelle industrie. Même avoir une famille. C’est le même rêve que partagent tous les êtres humains : laisser quelque chose qui va durer après leur mort. Cette idée assez fondatrice pour moi, était un point d'entrée pour ce personnage, et aussi pour pénétrer dans ce monde.

Avez-vous l'impression d'avoir gagné une part d’éternité grâce au cinéma ? Hollywood vous fait-il toujours rêver après 30 années de métier ?

BP: La passion est toujours là, plus que jamais. Pour ceux qui vont porter un récit, une narration, une histoire… J'aime beaucoup voir ce que fait la jeune génération en termes de langage cinématographique. En définitive, Hollywood, c'est une colossale histoire de tous ces artistes, acteurs, actrices qui nous ont précédés. Nous n’occupons qu’une part minuscule de cette histoire, un “bip” sur la chronologie du temps. Alors, est-on en quête d'une sorte de d’éternité, de longévité ? Est-ce qu'on n'aurait pas peur de mourir, en fait, ç'est ça ? (rires) Ça relève de l’onirique, des anges… En fait, j’ai utilisé ce film dans ma recherche sur moi-même. Et j’ai beaucoup appris.

Hollywood est une usine à rêves, mais aussi à broyer les individus et les personnalités. Babylon montre à quel point beaucoup d’entre elles peuvent être détruites par ce système. Éprouvez-vous encore l’angoisse que Hollywood pourrait vous détruire ?

BP : J’ai regardé il y a peu un documentaire sur une personne qui travaillait au quotidien avec des serpents à sonnettes. Il expliquait qu’il fallait faire attention lorsque l’on approchait des reptiles car on risque toujours de se faire mordre. Alors bien sûr, on espère être immunisé mais parfois… on en meurt. J'ai gardé ça en tête. (sourire) Il faut accepter que le temps que l'on passe a une limite ; que notre expérience sur cette Terre est éphémère, marquée par ce caractère. Regardez David Bowie : il est parti avec une telle grâce. C’est une telle source d’inspiration pour moi !

Parlons musique : comment travaillez-vous avez votre compositeur Justin Hurwitz ?

DC : Chaque fois que je finis un scénario, je le donne à Justin et il commence à travailler sur des morceaux au piano, c’est tout simple. Juste pour trouver le début de ce que va être la musique. Parce que pour moi, la musique, c’est l’émotion, c'est un personnage — même quand ce n’est pas le sujet du film comme dans First Man. Ça m’aide beaucoup à trouver la manière dont je vais tourner. Pour Babylon, j’ai tout dessiné et j'ai utilisé la musique pour m'aider dans cette trajectoire. La musique sur le tournage était pratique pour les acteurs : tout le monde savait ce qu'on voulait faire. Bien sûr dans le montage, la musique change : je travaille à côté de Justin et de Tom Cross, mon monteur, jusqu'à la fin du mixage.

Comment préparez-vous les scènes de fêtes ?

DC : Presque comme une comédie musicale, vraiment chorégraphié. D’ailleurs, j’ai travaillé avec la même chorégraphe que sur La La Land ; on a fait des répétitions caméra avec la musique de scène avec des danseurs et des figurants… C’était très précis. Mais, à différence de La La Land, le challenge ici était de cacher toute la chorégraphie pour que le spectateur ait l’impression, j’espère, que tout est spontané, que tout le monde est ivre ou drogué. L’ironie, pour capter cet esprit très flou, c'est qu’il faut faire des répétitions afin que ça devienne naturel.

Tout était-il  scénarisé dès le début ou bien y a-t-il eu des inspirations soudaines au tournage ?

DC : Un peu des deux. J’avais un scénario où tout était écrit et dessiné. Et aussi un planning très précis parce qu’il fallait que les spectateurs aient l'impression que c'est un film énorme alors qu'on n'avait pas des ressources infinies. Chaque centime devait donc apparaître à l’écran. Mais pendant le tournage, ça fait partie du travail d'essayer de trouver des accidents, des surprises, un peu d’improvisation… En fonction des acteurs, des scènes, des moments, on essayait toujours de trouver un côté documentaire, un peu humain — autrement, il faut faire des dessins animés, hein ! J'aime bien le cinéma qui donne l'impression physique de quelque chose qu'on peut toucher ; sentir que ça devient vraiment sensuel. Et que les spectateurs aient l'impression d'être sur le tournage, qu’ils sentent la sueur et le soleil qui les brûle ; la musique qui les entoure…

Vous donnez à voir des tournages complètement dingues, entre folie et de magie ; qu'en est-il de vos propres tournages ?

(rires) Heureusement il y n’a pas de gens qui meurent ! Mais c'est vrai qu’il y avait un esprit de folie parfois sur les tournages. C’était assez “méta” quand on retournait les scènes de bataille sur la colline avec le soleil qui se couchait… On filmait des gens en train de tourner la même chose : les personnages fictionnels et moi, nous guettions le soleil et le bon moment avec les figurants, Brad Pitt et l’actrice qu’il embrasse. Cette chasse perpétuelle au soleil nous rapproche du cinéma muet : même avec la technologie d’aujourd’hui, on ne peut toujours pas contrôler le soleil ! Ça peut agacer le cinéaste que je suis, mais c’est tellement beau ! Le cinéma, c'est la lutte entre l’artifice, les rêves dans nos têtes et le monde réel : la nature, le côté documentaire… Je ne sais plus si c’est Rivette ou Godard qui a dit que « chaque film, même le plus artificiel, est aussi un documentaire ». C’est vrai : il y a toujours un esprit de dialogue entre le rêve et la part accidentelle. C'est du stress mais c'est aussi de la magie. 

Dans 50 ou 100 ans qu’espérez-vous que des spectateurs penseront en découvrant vos films ?

BP : Je ne sais pas s’ils penseront à moi. L’éternité n’est ma quête, ce n’est pas ce que je recherche. Ce qui me surprend, c'est que lorsque je parle à des jeunes de 20 ans sur les plateaux de tournage, peu ont en référence les films des années 1960-70 qui ont été si importants dans mon parcours ; c’est presque un crime, parce que ce sont des expériences spirituelles. Je crois qu’on est plus “jetable“ aujourd’hui…

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