Le film du mois / La genèse d'une vocation artistique, fruit d'un émerveillement absolu et d'une volonté de transfigurer en beauté la grisaille de son existence. Contant son enfance et sa découverte du spectacle cinématographique, Steven Spielberg dédie sa plus belle lettre d'amour à un parent d'adoption, voire de substitution : le 7e Art.
Âgé de 5 ans, le petit Sammy Fabelman assiste avec ses parents à une projection de Sous le plus grand chapiteau du monde de Cecil B. DeMille. Fasciné par cette expérience, il va chercher à en reproduire le miracle au fil de son enfance, puis de son adolescence jusqu'à en faire son métier. En parallèle, l'histoire sentimentale teintée de mélo entre son père ingénieur et sa mère dévorée par le spleen, autour desquels gravite Bernie le meilleur ami de l'un, amant de l'autre...
Steven Spielberg aura attendu un âge vénérable pour livrer ses secrets de “fabrication” — comprenez, ceux présidant à son édification en tant qu'homme et artiste, ainsi que la manière dont il conçoit ses œuvres. Histoire d'un éveil à la beauté via le regard, ce récit de jeunesse peut se prendre comme une sorte de prétexte, de support illustrant par l'exemple au moins deux cours de cinéma mémorables, valant tous les enseignements universitaires au monde... ou tous les commentaires abscons des critiques.
Le premier ouvre le film sur le petit Sammy-Steven, à quelques secondes d'entrer pour la première fois dans une salle, écoutant son scientifique de père lui expliquer le fonctionnement physiologico-mécanique du cinéma, puis sa mère la fonction émotionnelle du 7e Art. Chacun énonçant une vérité incomplète, il faudra que leur fils effectue une synthèse additive de leurs définitions (et soit donc fidèle à ses deux parents conjointement) en tournant des films s'adressant à l'intellect comme au cœur. Le second clôt The Fabelmans avec une extraordinaire — et décomplexante — leçon de réalisation prodiguée par un maître du cinéma (John Ford) incarné par un autre maître (David Lynch). Entre les deux ? Deux manières de considérer ce que Spielberg nous mont(r)e.
Merci Bernard ?
À l'instar de toute autobiographie, The Fabelmans dévide une collection de souvenirs en prenant des raccourcis ou des accommodements avec les faits. Non pour les embellir mais à des fins d'efficacité dramaturgique : ce qui importe en l'occurrence, c'est moins l'authenticité absolue de l'histoire que le fait qu'elle soit bien racontée. On suit donc cet étrange “trouple” constitué entre le père (qui fait semblant de ne rien voir), la mère mélancolique et le si prévenant “oncle” Bernie. Si cette relation paraît le comble de la transgression dans les si lisses années 1950 — en cette époque où le Rêve américain s'envisageait dans le fantasme d'une abondance infinie —, le chromo Technicolor va être davantage encore égratigné par la fracture familiale assortie d'un sentiment de trahison, les déménagements ressentis comme des arrachements, l'antisémitisme et la cruauté des rapports adolescents ayant cours au college.
The Fabelmans est aussi un film gigogne, où des désagréments et de la contrainte, naissent la créativité. Où la caméra permet de voir a posteriori ce que l'instant n'a pas eu le temps de percevoir (comme dans le film Zapruder) ; où la compréhension du principe du montage (quand faire une ellipse, comment raccorder des plans ensemble et pour quelle plus value...) confère au cinéaste débutant un pouvoir de conquérant sur ses contemporains ainsi qu'une supériorité absolue sur ses ennemis. Il n'est pas anodin que le patronyme Spielberg (“montagne de jeu“) se soit transformé en Fabelman, “homme (à) fable“ ; après tout, Sammy F. est ici celui qui apprend à maîtriser le récit dans un terrain de jeu échafaudé par Steven S. Un terrain à la fois intime et monumental, tombant à point nommé pour rappeler la singularité nécessaire du grand écran pour produire de telles épiphanies.
★★★★☆ De Steven Spielberg (E.-U., 2h31) avec Gabriel LaBelle, Michelle Williams, Paul Dano...