«Je suis un réfugié, un musulman, un banlieusard et ce n'est pas pour autant que je réponds au cliché »

Pour la France / Inspiré du destin tragique de son frère mort lors d’un bizutage à Saint-Cyr, le film de Rachid Hami se transforme en fresque familiale et met en scène l’un des comédiens de l’année dont le talent n’est plus à démontrer : Karim Leklou, justement récompensé pour son interprétation au Festival de Sarlat où le film a également remporté le Prix des Lycéens. Rencontre.

Lorsque l’on voit la dédicace  à votre frère à la fin du film, on comprend la composante personnelle de cette oeuvre. Comment parvient-on à la dépasser pour s’adresser à davantage de personnes ; cela permet-il d’effectuer plus facilement une “forme de deuil” ?

Rachid Hami : Ce projet n'était pas du tout motivé par une volonté de faire le deuil ; pour être sincère avec vous, j'espère ne jamais faire mon deuil. Le deuil est une punition plus qu'un soulagement parce que c'est l'oubli et ce film est sur l'idée de la mémoire : il veut travailler la mémoire, regarder quelque chose des instants partagés, du parcours et figer un moment-clef,   un destin.

En ce qui concerne la gestion de la partie personnelle et la réalité de l’affaire du décès de mon frère, j'avais comme volonté de faire comme beaucoup de films : raconter une histoire intime par l'intermédiaire de la fiction, du romanesque. Ce que j'ai essayé avant tout, c'est d'inviter les gens dans une odyssée familiale ; dans une aventure qui se passe dans trois époques, trois pays au-delà de ce que les journalistes avaient déjà dit sur le fait divers de la mort d’un élève à Saint-Cyr.

Quelle est la part de fiction ?

RH : Le travail de la fiction, c’est de reconstituer la réalité de manière sincère et de décrire plus une vérité émotionnelle qu'un documentaire ou quelque chose de factuel. Quand j’écris le film, je synthétise un sentiment. Je prends une vérité émotionnelle que j'ai vécue, je la reconstitue et je la travaille de manière cinématographique. Dans dans ce même mouvement, quand je crée le personnage d’ismaël, je ne veux pas en faire mon miroir, mais prendre les sentiments que j’ai dans mon cœur et les transposer dans un personnage qui, lui, peut être accessible et devenir un personnage de cinéma. Il est boulanger parce que pour moi le cinéma est un artisanat. Le fait de nourrir est un geste d’amour, comme le cinéma. mais je n’ai jamais essayé de créer un personnage-miroir. Dans la discussion que j'ai eue avec les acteurs, on n'a jamais parlé de moi ni de mon histoire, ni de l’affaire. On a parlé du film, de cinéma, de la vérité émotionnelle qu’on a cherchée sur le plateau — de la manière la plus honnête possible. On s'est battus chaque jour pour faire en sorte que ce film soit sur le fil, ne soit jamais sirupeux ni romantique mais juste et honnête à chaque instant.

Karim Leklou : Nous les acteurs, on n’a été que sur le terrain de la fiction. J'étais très touché parce que je trouvais que sa pudeur personnelle par rapport à l'affaire était très belle ; j'aurais été incapable de toute façon d'être un miroir de Rachid. Il a laissé justement se sentiment de vérité dans les scènes. Concrètement,   je ne suis pas sûr que je sache faire du pain mais il m’a permis d'apprendre à en faire. Je trouvais ça hyper important d'épouser un métier et j'ai vraiment fait un stage en boulangerie. Je faisais des baguettes — ce n’'était pas forcément les meilleures baguettes qui soient (rires) mais j'étais hyper fier de réussir à les faire et de passer par cet aspect concret pour travailler ce personnage.

On s’était dit aussi qu’il fallait jouer sur une différence physique entre la période française et la  période taïwanaise. Par ailleurs, on a beaucoup travaillé autour du scénario, il y a eu aussi presqu’un an de discussions comme le tournage a été décalé avec le COVID… Ça a eu le temps d’infuser. Et puis, c’est un super directeur d'acteurs qui en plus trouve une continuité. Le film est sur trois périodes différentes, trois pays… Ce personnage qui reçoit dans les relations familiales une forme assez violente d'amour m’a beaucoup touché ; de même que la manière dont il va vers un combat philosophique et moral. Je trouvais ça très important qu’on ne synthétise pas toujours les classes populaires à la lutte violente. Souvent, dans le cinéma en ce moment, la violence est beaucoup montrée comme un moyen d’expression, le combat moral et philosophique appartient aussi aux classes populaires dans les grandes luttes sociales. J’étais très touché de ce drame populaire familial français.

Il y a beaucoup de dignité dans les personnages, y compris chez un militaire en la personne du général Caillard, qui sauve l’honneur de l’armée…

RH : Comme disait Karim, je m'inspire de ce que j'ai vécu, de ma réalité. Je suis né en Algérie, j'ai migré en France, je suis un réfugié, un musulman, un banlieusard et ce n’est pas pour autant que je réponds au cliché qu'on a essayé de me coller depuis 20 ans. Ce qu'on vit au quotidien, ce n'est pas une violence physique ou sensationnelle, mais une violence émotionnelle constante que je voulais retranscrire.. Quand on y fait face et qu'on arrive à trouver le courage d'être mesuré, il y a une forme de dignité qui va avec. Les gens qui m’entourent, cette majorité qu'on appelle silencieuse, ils sont dignes ils vont travailler chaque matin en faisant face à des humiliations, à des moments difficiles ; ils s'interrogent sur la légitimité de leur situation sociale… Ils trouvent le moyen chaque jour de se lever pour subvenir à leurs besoins et ceux leurs enfants. Il était important de retranscrire cette dignité dans la famille Saidi.  Quand j’'ai rencontré cette grande actrice qu’est Lubna Azabal je lui ai dit : « j'en ai marre de voir ces femmes arabes musulmanes foulardées illettrées… ».

Ça représente pas mon quotidien ; ni ma mère, ni ses amies, ni mes tantes, ni ce ce que je vois dans mes quartiers. Ce que je vois, c'est des femmes qui ont été déclassées socialement pour certaines. Des femmes courageuses, braves, qui se battent, qui sont éduquées… Elles savent lire et écrire, elles ont fait des études… Je voulais retranscrire ça pour ce personnage mais aussi pour les autres. Quand on fait marcher Ismael et Aïssa dans une rue de Taipei, on montre qu'on existe ailleurs, pas juste dans des tours de béton, pas juste de manière “sociologique“, mais comme des êtres humains à part entière avec toute leur curiosité. J'avais besoin de le retranscrire de manière fine et surtout juste.

Et la justice, c'est aussi d’être juste avec l’armée, avec les gens bien que j'ai rencontrés dans l’armée. Le personnage qui interprète Laurent Lafitte, le général Caillard, m'a surpris dans cette épreuve parce qu’il a été à la hauteur de ce qu’on estime être aujourd'hui un officier de l'armée française. Mon frère aurait voulu être comme lui. Il fallait montrer à quoi il aspirait dans le film, il était hors de question j'insulte son choix de vie et que je sois à la hauteur de cette justice-là. Quand je montre Aïssa qui parle chinois à Taipei, je casse 20 ans de clichés ; quand je montre ce militaire, je casse des clichés qui vont avec. La dignité est-là.

Vous disiez que le film a été tourné dans trois pays et trois cultures, mais en fait il y en quatre puisque l’Armée est en soi est un pays et une culture différentes. Y a-t-il eu des problématiques particulières pour tourner dans ce pays qu’est l’armée ?

RH : Mes relations avec l'armée sont à l'image de ce qui s'est passé dans la vraie vie : quand je construis le film, je considère l'armée comme étant un monde à part ; je l'écris et je la tourne comme telle. Je trouve ma narration un peu à part : je le fais de manière très classique pour l’armée, très limpide parce que je trouvais que le spectateur ne devait pas se perdre dans les méandres de cet univers qui est très particulier, avec ses rituels et cette façon de parler qui est leur propre. J'ai eu la chance de collaborer avec un ancien colonel, qui avait quitté Saint-Cyr un an avant le décès de mon frère et qui avait déjà dénoncé des dérives au sein de Saint-Cyr concernant justement les bahutages et la transmission de traditions. Cet homme a continué à nous aider sur la partie dialogue, langage, costumes… Il a été mon conseiller militaire durant tout le tournage pour être plus proche de la réalité, comment c'est très ritualisé, comment on fait marcher quelqu’un…  Tout est réglé chez eux : ils ont même un petit livre  comment se comporter où et comment“.

Pour nous, il y avait une nécessité de retranscrire cette réalité de la manière la plus précise possible et pour y parvenir, on a demandé à l'armée de nous aider. La Délégation à l'information et à la communication de la Défense (DICoD) a voulu aider le film en juillet mais en septembre, il n’y avait plus personne. On entré dans un petit bras de fer entre nous et eux parce que l’état-major de l’Armée de terre ne voulait pas soutenir le film, le ministère des Armées voulait le soutenir — c’était exactement comme les obsèques. À la fin, ça s'est terminé par : « vous n'aurez aucun homme de l'armée de terre, mais vous aurez les lieux ». On n’a pas eu les Invalides mais le Fort Neuf de Vincennes et le Cimetière du Père Lachaise comme dans la réalité. On se retrouve avec nos propres costumes, à faire notre propre cérémonie recrée à l'exactitude de ce qui s’est passée. Cela dure quelques minutes dans le film, mais j'ai tourné une vraie cérémonie. Je n’avais pas envie de faire une erreur. On a répété avec des figurants, on a préparé les costumes et au Fort Neuf de Vincennes, un officier qui passe et qui demande « mais c'est l'enterrement de qui aujourd’hui ? - C’est un film —Ah bon ? » La confusion pour eux était à ce point là.

Le film s’ouvre et se clôt sur des chansons, très différentes et qui se répondent pourtant…

RH : La chanson de début c'est Commandos d'Afrique sur les gens qui avaient débarqué en Provence durant la Seconde Guerre mondiale pour libérer la France — sans eux, la Normandie aurait été une boucherie : ils ont aspiré les Allemands vers le centre de la France. Cette chanson saint-cyrienne est en leur honneur. C’est un lien historique vers le passé, la libération de la France, la colonisation, l'Histoire militaire française… La transmission de tradition c'était de chanter, pas d'aller se baigner dans un étang en pleine nuit. Et à la fin du film, il y a Pour ceux, qui représente les banlieues, les gens du quartier, qui parle d’eux, de leur histoire et ça crée une complémentarité dans les identités d’Aïssa. Ces deux chansons font quelque chose de circulaire dans le style : on le voit au début et à la fin du film chanter. J'avais fait le choix d'avoir une mise en scène plutôt souterraine, pas trop m'as-tu-vu : que ça aurait été pornographique et très dommageable aussi pour les acteurs à qui ont demandait une vérité. On a joué sur des petits mouvements plus lents. Il y avait aussi une volonté de créer une arythmie en filmant les scènes d'armées de la manière la plus classique possible et d’avoir des plans-séquences plus longs et plus larges pour les moments de famille (par exemple quand on découvre le corps pour la première fois ou quand les deux frères se bagarrent dans les rues de Taipei). D'aller jouer sur ce plan-séquence en faisant vraiment confiance au travail des comédiens : j'avais un casting de dingue ; j'étais en Rolls-Royce tous les jours avec les meilleurs acteurs possibles et imaginables, donc j'en ai vraiment profité.

Justement Karim, comment avez-vous créé votre lien de fraternité avec Shaïn Boumediene ?

KL Ça a été assez intéressant. La première partie du film que je tourne, c'est la partie française. Volontairement, et avec l'accord de Rachid et de Shaïn, on ne s’était pas du tout parlé avec Shaïn sur cette partie hormis des banalités  comme « bonjour, ça va ? ». Quand on est parti à Taiwan pendant le COVID où il y avait des restrictions très fortes qu’on a vécues à distance, ça a créé un lien naturel et très fort avec Shaïn. On parlait beaucoup du scénario. C!’est l’un des acteurs les plus délicats avec les lesquels j’ai eu la chance de tourner. Grâce a u dispositif que Rachid a mis en place à Taïwan en se côtoyant, tout s’est fait naturellement. J’ai beaucoup appris de sa densité de jeu, son jeu intérieur. On avait la volonté de tous les deux de se trouver ; j'en ressors avec un petit frère de cinéma, et un acteur avec qui j'espère retourner tellement j'ai pris de de plaisir à tourner avec lui.

RH : Dans le cinéma français, il n'y a personne comme lui. Il a une vérité dans l'instant et en même temps il est cinégénique. Moi aussi je l'ai adopté comme petit frère : il y avait une volonté pour nous trois à chaque instant de nous battre pour le meilleur film possible. Parfois, ça m'arrive d'avoir une sale idée et je suis le premier à dire quand je m’en aperçois à dire « c’est tout pourri on arrête ». Cette sincérité qu'on a les uns envers les autres fait aussi qu’il n’y a pas de mensonges.

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