« François Ozon place le jeu au centre de tout »

Mon crime / Têtes d’affiches indissociables de la nouvelle comédie policière de François Ozon, Rebecca Marder & Nadia Tereszkiewicz ne feignent pas la complicité qu’elle partagent à l’écran. Et racontent avec enthousiasme les coulisses du film, du casting jusqu’au tournage. Avec, en bonus une évocation des César… Tête à tête exclusif.

Comment s’est déroulée votre première rencontre et celle avec vos personnages ?

Rebecca Marder : On s’était croisées une fois. J'avais vu Seules les bêtes et je lui avais dit à quel point c’était génial. Et puis — je peux raconter ? [Nadia acquiesce] — on s’est rencontrées pour le casting. Nadia était pressentie pour le rôle de Madeleine ; il y avait plusieurs jeunes femmes avec qui elle le passait et, trop gentiment, elle m'avait écrit par les réseaux  : « est-ce que ça te dit qu'on qu'on se retrouve un quart d’heure avant pour répéter le texte ? ». Bon, on a la même agent donc ça crée déjà un lien. Et on s’est retrouvées dans un parc juste avant l’audition pour répéter…

Nadia Tereszkiewicz : Mais genre en cachette ! (rires)

RM : (rires) Ensuite, dans le bureau de casting, on a fait une fausse rencontre, comme si on n’avait rien préparé. «  Ah ? Enchantée… » Ça rejoint le film, je trouve…

NT : C’est vrai ! [elle éclate de rire]

RM : Sauf qu’après, je n’ai pas été prise, moi ! Parce qu’après ce casting avec Nadia, je devais revenir seule mais j’étais en tournage et jamais disponible. Donc François a pris ça pour de la nonchalance — alors que pas du tout ; c’est fou ce que l'on renvoie malgré soi parce qu'on est stressé. J’avais dû me la jouer genre : « oui, de toutes façon, ça ne sera pas moi », donc il s'est dit bon ben la fille n'a pas de désir. Il a fait d’autres lectures avec d’autres actrices. Mais finalement j’ai été prise quelques mois plus tard. Et avec Nadia, on s'est rencontrées beaucoup à travers nos personnages. D’ailleurs, qu’est-ce que c’était notre première scène ensemble ?

NT : Celle où lit dans la presse ensemble, en se réjouissant des articles élogieux pour Madeleine.

Elle était plutôt soft, donc. Il arrive que des réalisateurs débutent avec les scènes les plus difficiles histoire de  les évacuer…

RM : Ah mais je trouve ça très dur. Commencer par une scène d’amour, c’est le fait de gens qui font des plans de travail de manière un peu perverse (sourire)

NT :  Le premier jour de tournage de toute ma vie : scène d'amour avec Roschdy Zem. Je pense que je n'arrivais même pas à dire une phrase. Le stress n’était même pas mesurable : j'avais vingt ans…

RM : C’est sûr que ça désinhibe… Au moins tu l'attends pas pendant tout le tournage.

NT : Mais là, dans cette scène de Mon crime, il y avait plein plein de choses à jouer ; c’était plus compliqué que ça n'en avait l’air. Et la complexité se voyait vachement.

RM : Ensuite, quelle est la scène qu’on a tournée ensemble ?

NT : C’était globalement dans l’ordre, donc dans la chambre de bonne.

RM : C’est très rare, d’ailleurs.

Mon crime est l’adaptation d’une pièce, où votre duo résonne avec le métier de comédienne ainsi qu’avec le monde du théâtre dont vous êtes issues toutes les deux. Avez-vous eu l’impression d’être intégrée dans une troupe, voire dans un film-représentation ?

RM : Ce qui m'a saisie quand on a vu le film pour la première fois — encore plus qu'en le tournant —, c’est que c’est un film de troupe. Parce que il n’y a pas de numéro d’acteur, tout le film est très haletant et tous ces monstres sacrés du cinéma nous surprennent : ils n'arrivent pas en guest star pour faire leur show avant de repartir. Et puis, même si c’est adapté d’une pièce, François y insuffle une modernité et un effet miroir avec aujourd’hui.

NT : François a adapté la pièce avec le regard aujourd'hui ; avec tout le féminisme et les valeurs qu'il a envie de défendre. Cette sororité, cette amitié féminine, dans le contexte des années trente où les femmes n'avaient pas de carnet de chèques, pas de droit de vote… Les choses étaient tellement intériorisées : par exemple, mon personnage pense qu'il faut s'offrir pour avoir de l’aide. Ça nous questionne aussi sur la manière dont on perçoit l’époque et aujourd’hui…

RM : Sur le jeu, il nous a demandé à toutes les deux un travail sur le débit et le rythme : il y a un côté burlesque très plaisant. C’était jubilatoire de pouvoir oser. D’autant que François place le jeu au centre de tout. Sur son plateau, il a une énergie de travail impressionnante. C’est un ovni. Pour l'équipe technique, c'est la crise cardiaque permanente, mais pour les comédiens, c’est comme au théâtre :  il y a une espèce de transe de 9h à 22h où l’on est tout le temps en jeu. Les acteurs n’ont jamais à attendre la technique alors que sur un tournage ordinaire, on peut jouer concentré pendant trois minutes puis attendre pendant quarante minutes que la caméra change d’axe. Là, il réussit à fédérer les gens derrière lui. Au costume, au maquillage, à la coiffure, tout le monde est très très investi, sur le qui-vive, et donc on n’attend jamais. Comme au théâtre, on ne quitte pas le personnage pendant une ou deux heures de pièce. Et puis c’était fascinant de le voir lui, fasciné par ses acteurs. Il aime aussi le théâtre pour ça.

NT : François nous porte ! Il court partout, il est trop content et nous, on fait partie du processus de création dès le début et après le tournage. Il nous montre des films ; il pose des questions sur ce que l’on pense du décor, du montage… Même si c'est lui qui décide, il demande notre avis jusqu'à l’affiche… C’est la première fois qu’il y avait un réalisateur aussi actif avec nous. Je me suis vraiment sentie aimée — je pense qu'il nous aimait vraiment : il a un regard bienveillant sur les acteurs, il admire le travail d’acteur. Et moi, en même temps, j’admire son travail depuis toute petite ; j'ai suivi tous ces films. Passée l’intimidation, j’avais une pression de folle pour être à la hauteur de ce qu’il voulait. On voulait tous être à la hauteur, des plus petits au plus grands rôles, pour servir le film.

RM : Que ce soit Fabrice Luchini, Isabelle Huppert, tous les gens qui ont travaillé avec lui — alors qu’on sait que Luchini peut être caractériel sur un tournage ou foutre le bazar, François impose un respect. Tout le monde lui fait une confiance extrême parce qu’il est en telle maîtrise. D’un film à l’autre, il passe d’un univers à un autre, avec une telle précision, une telle minutie qu’on se sent en maîtrise. Le cadre apporte la liberté et aussi le bonheur de pouvoir se lâcher d'une prise à l’autre. Alors qu’il fait ce qu'il veut, c'est lui qui décide mais il nous poussait parfois à faire des propositions très différentes, à oser des choses parfois complètement outrées « essaie de l’étrangler ; non, on va tenter plus sobre parce qu’en fait ça ne va pas du tout » Mais ça laisse place au jeu.

A-t-il conservé au montage des propositions que vous avez faites ?

RM : Pendant la séquence du procès, par exemple, j’ai proposé de faire comme si mon personnage soufflait son texte à Madeleine — puisqu’elle a écrit sa défense.

NT : Pour moi, ce n’était pas tant des propositions, plus du “dosage“. Par exemple, mon personnage n’était  vraiment pas sympa et j'ai proposé beaucoup de versions plus sympas. Il m’a dit « heureusement que tu l’as fait » : au montage, il m'a rendue plus sympathique. Parce que je n’avais pas envie que mon personnage parle aussi mal à son amie. Même à  la post-synchro, il y des répliques que j’ai rendues plus sympa et François a accepté. C’est un équilibre : il gardé des propositions de surjeu, des regards…

Ce système de surjeu a d’autant plus de poids qu’il renvoie au cinéma des années 1930, tel qu’on aurait pu le voir à cette époque…

RM : On avait une liste de films à regarder pour nous “nourrir“ — dont des Billy Wilder —, il nous a donné de la matière avant le tournage.

NT : Il avait des inspirations d’actrices également, que ce soit Katharine Hepburn pour Rebecca ; pour moi il y avait l’idée de Marilyn Monroe mais plutôt une actrice qui était plus Myriam Hopkins ou Barbara Stanwyck dans Baby Face. Chez Pascaline Chavanne, la costumière, il y avait aussi plein de photos de Barbara Stanwyck. Ça fait rêver, une fois dans sa vie, de se plonger dans cette époque…

Barbara Stanwyck est le prototype de la fausse innocence…

NT : Mais c’est ça ! J’étais impressionnée par sa manière de séduire, sa malice, ses punchlines qui sont si transgresives… J’étais vraiment choquée par la modernité.

RM : C’est à la fois un hommage et un pied-de-nez à cet âge d'or du cinéma des années trente. Parce ce que ce duo va à l'encontre de tous ces films qui montraient justement une certaine rivalité féminine ou d'actrices — All about Eve est un peu plus tard. Quand j'ai lu le scénario la première fois, je me suis rendu compte à quel point on avait des clichés ancrés en nous : la blonde/la brune ; l’actrice bébête/l’avocate du genre le corps/le cerveau… Mais pas du tout ! C’est beaucoup plus intelligent par le jeu de Nadia et par la direction de François : les deux sont complémentaires, malicieuses, dégourdies et un peu visionnaires. Elles ont envie de travailler, elles aspirent à une libération de la parole.

Y a-t-il eu des répétitions — dans les décors le cas échéant ?

RM : Oui, deux semaines avant le tournage et ça a été un vrai luxe. Certains étaient en studio, notamment celui de notre chambre de bonne. On a eu cette chance de répéter parce que ces scènes étaient assez chorégraphié : l'espace est sensé être petit. Dans la première scène par exemple, je ne sais pas si c'est très visible, mais quand le personnage du propriétaire toque à la porte et qu’elle se fait défoncer, il y a un mouvement de caméra qui montre qu'on est à la fois en-dehors et en-dedans de l’appartement. Par ailleurs, on a on a fait beaucoup de lectures avec François, Isabelle, Fabrice et Félix Lefebvre… Ça a participé au fait qu’on ait tous pas la même musique, mais le même solfège : ça crée l’homogénéité du groupe, ce qui arrive au théâtre mais rarement au cinéma.

NT : Dans une comédie décalée, on ne peut pas jouer seul : pour être drôle, il faut chercher ensemble. Et ça passe par le corps, par le rapport à l’espace comme le fait de ne pas se lever en même temps, s’asseoir… L’avoir chorégraphié fait que, quand on arrive dans le décor, on n’a plus à y penser et l’on peut être librement dans le jeu puisque la langue a été appropriée, que l’on maîtrise l’espace et que l’on se connaît. Donc c’est très facile. C’est le luxe d'arriver sur un plateau le matin et ne plus avoir le trac parce qu'on est heureux de jouer.

Au théâtre, il y a une vraie unité de lieu : un seul plateau pour une représentation. Comment avez-vous conservé cette énergie propre de théâtre sur plusieurs plateaux et pendant plusieurs semaines ?

RM : C’est toute la différence et la difficulté entre ces deux métiers que sont comédiens de théâtre et acteur de cinéma. Si on compare, au théâtre on a une semaine de répétitions, de recherches et parfois de travail plus “profond“ sur le texte ; au cinéma il s'agit d'être concentré pendant deux secondes et d'attendre 40 minutes que tout le monde se mette en place — il s’agit de garder son fil. Les deux sont athlétiques parce que c'est sur une durée, mais sur un plateau de cinéma, qu’on tourne dans la chronologie ou pas, il faut garder une espèce de fil rouge qu'on a pas sur au plateau de théâtre parce qu'on est le personnage pendant 2 heures. Le fait que ce film soit adapté d'une pièce de théâtre ne rendait pas le travail plus difficile puisque c'était un scénario écrit pour des acteurs de cinéma.

NT : L’idée c’est de profiter de la langue

La pièce est inspirante, il avait envie d'en faire quelque chose, de l’adapter, d'utiliser cette langue un peu désuète. Et ça fait partie du comique ; c'est génial aussi pour nous, de se plonger dans cette langue. Il l’a nettoyé pour que ce soit le plus naturel possible.

Dans le film, vous êtes côte-à-côte tout le temps. Mais au moment où nous effectuons cette interview, nous sommes la veille de la cérémonie des César qui vous place en compétition l’un face l’autre dans la course au César du Meilleur espoir féminin. Comment vivez-vous ce moment ?

RM : On le vit bien, je crois, parce qu’on est toutes les deux admiratives du travail de l’autre.Je serais tellement fière que Nadia l’ait, parce que j'admire le travail qu’elle a fait dans ce film-là et parce qu’on se présente ce film en ce moment ensemble tous les deux. Comme le dit Nadia, c'est un peu le métier qui nous fait vivre cette minute-là, mais je crois qu’on s’aime. Les prix, c’est une mise en lumière, c'est joyeux, c’est la fête du cinéma et c'est un prix très important. Mais c’est une telle loterie qu'on s'est dit qu'il fallait prendre ça à la rigolade : une carrière c'est long, le chemin est long. Ce qui compte, c’est quand même le travail. On sait toutes les deux qu'une carrière ne ne tient pas à un prix.

NT : C’est une mise en lumière hyper belle. On est cinq fille différents, on n’est même pas face à face : on est on est choisies comme révélation parmi toutes les comédiennes exceptionnelles qu’il y a en France… C'est fou ! Alors se dire qu’on est compèt’… Déjà, on y va et on célèbre, c’est très joyeux.

RM : Quelqu'un a reconnu que notre travail, déjà.

NT : Il est reconnu dans ces films, dans des films différents — et on est différentes.

Justement, vous êtes nommées pour un film chacune, mais 2022 ont été des années productives pour toutes les deux. Nadia, vous étiez aussi à l’affiche de Babysitter et de Tom ; et vous Rebecca dans Simone ou Les Goûts et les Couleurs.

NT : Mais je suis nommée au Canada “meilleure actrice de soutien“ pour Babysitter, je l’ai appris ce matin.

RM : C'est vrai qu'on a du la chance…

NT : Je pense que c’est plus pour la reconnaissance que pour un film. Rebecca, par exemple la nomination est pour le film de Sandrine [Kiberlain, Une jeune fille qui va bien, ndlr] mais son nom résonne avec les autres films comme Simone qui a fait 2, 5M d’entrées, ou celui de Michel Leclerc

Edit : c’est Nadia Tereszkiewicz qui l’a emporté pour Les Amandiers.

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