Les "Pas sages" donnent des leçons de vie

« L'histoire […] se passe en un temps où l'on n'avait pas encore inventé le confort moderne. Les jeux télévisés n'existaient pas, ni les voitures avec airbags, ni les magasins à grande surface. » La compagnie des Pas Sages nous propose l'adaptation d'un roman écrit sur nos terres : La Rivière à l'envers.


Ces sortes de cavernes d'Ali Baba ne renferment peut-être pas le trésor des mille et une nuits, mais on y trouve de tout, les objets les plus hétéroclites depuis les tapettes à mouches jusqu'aux bouillottes en caoutchouc... C 'est une de ces épiceries que tient Tomek, un jeune garçon de treize ans, orphelin, héros de ce conte. Un soir, il voit entrer dans sa boutique une jeune fille qui lui demande s'il vend des sucres d'orge. Oui ! Bien sûr! Il en vend. Intriguée par les multiples petits tiroirs qui garnissent tout un mur, la jeune fille se livre à un inventaire à la Prévert pour vérifier que Tomek a vraiment tout dans son magasin : des élastiques à chapeaux ? Oui! Des cartes à jouer ? Oui ! Des images de kangourou ? Du sable du désert ? Encore oui ! Des dés à coudre ? « des dents de Sainte Vierge... Ce sont des coquillages assez rares » ? « des graines de séquoia » ? Oui ! Oui ! Oui ! Voyant que Tomek a tout cela, Hannah lui demande : « alors, vous aurez peut-être...de l'eau de la rivière Qjar ? Tomek ne connaît pas cette rivière. C'est l'eau qui empêche de mourir, vous ne le saviez pas ? » dit Hannah et elle ajoute : «  j'en ai besoin... je la trouverai... » C'est alors le point de départ de multiples aventures qui vont amener Tomek, tombé immédiatement amoureux d'Hannah, à tout laisser tomber, même son épicerie, pour suivre Hannah dans sa quête et affronter comme elle, toutes sortes d'épreuves pour trouver la rivière Qjar qui coule à l'envers et dont l'eau empêche de mourir... Nos deux héros vont ainsi, entre autres choses, traverser la forêt de l'oubli (nommée ainsi parce qu'on oublie immédiatement ceux qui y pénètrent ), arriver dans une prairie couverte à perte de vue de fleurs toutes plus belles les unes que les autres mais qui ont le pouvoir d'endormirceux qui les respirent. C'est plongés dans un profond sommeil qu'Hannah, puis Tomek seront recueillis au village des parfumeurs où des lecteurs tenteront de trouver « les mots qui réveillent » pour les tirer de ce sommeil. Tomek abordera à l'île inexistante. Hannah traversera le désert. Ils iront de « l'autre côté de l'océan  grimperont. « la montagne sacrée » pour atteindre la rivière Qjar. Il n'est pas possible de raconter toutes les étapes de ce voyage « initiatique », de décrire toutes les contrées découvertes, les animaux étranges rencontrés comme les ours qui mesurent douze mètres ou les fourmis qui marchent à reculons, tant le texte est riche, dense et l'imagination créatrice de Jean-Claude Mourlevat sans bornes. Est-il possible de rendre compte dans un spectacle qui ne saurait durer des heures, de tout ce que peuvent contenir deux romans ? C'est la gageure de Jean-Claude Viou, le metteur en scène, assisté de Maud Terrillon, comédienne, qui a aussi l'expérience de la mise en scène, notamment avec des textes de Jean-Claude Mourlevat.

L'art difficile de l'adaptation

Ce spectacle est le fruit d'un long travail de maturation. Il s'est écoulé beaucoup de temps, des années en fait, entre le moment où Jean-Claude Viou a découvert La rivière à l'envers et celui où sa plus jeune fille, alors âgée d'à peine quatorze ans (l'âge d'Hannah qu'elle incarne avec bonheur dans le spectacle) découvrant l'ouvrage à son tour, éprouve à sa lecture un plaisir et des émotions qu'elle partage avec son père. Ce fut sans doute le déclic, l'étincelle qui fit jaillir l'idée d'adapter à la scène, ce texte que Jean-Claude Viou portait en lui depuis si longtemps. Il ne fallut pas moins de huit mois de travail d'écriture à l'adolescente et à son père pour donner corps à ce projet. Si l'on ajoute à cela tout le travail que nécessite la réalisation d'un spectacle : mise en scène, scénographie, costumes, lumières... sans parler bien sûr, des répétitions de l'apprentissage du texte très fidèle aux deux romans, on ne peut que saluer les mérites de cette compagnie. L'équipe de comédiens, inter-générationnelle, comprend neuf « amateurs » de onze à soixante-deux ans qui, tous, ont mis beaucoup de coeur et d'enthousiasme pour donner vie aux personnages de ce conte fantastique. Hannah et Tomek sont interprétés, alternativement, par deux jeunes comédiens pour la partie où on les voit en action et où ils apportent la fraîcheur de leur jeunesse, la douceur de leur regard rêveur, et pour la partie narrative par deux adultes qui ajoutent le poids de l'expérience vécue. Le vieil Icham que Tomek appelle « grand-père » dispense sa sagesse sur un ton particulièrement juste et avec un accent étranger plus vrai que nature. Bref, tous ces comédiens, amateurs pour la plupart, donnent le meilleur d'eux-mêmes pour offrir un spectacle de qualité. Il n'est pas jusqu'au jeune Victor Marquet, tout juste âgé de treize ans, qui, pour sa première apparition sur les planches, fait preuve de qualités très prometteuses et joue avec jubilation. Il est vrai qu'il a de qui tenir. Sa maman, Isabelle Rizand, styliste et costumière a eu aussi ses lettres de noblesse en tant que comédienne et a dû lui communiquer le virus. C'est elle qui a réalisé les vingt-deux costumes du spectacle. Ils ont superbes. Il faut signaler aussi l'accompagnement musical très agréable qui s'harmonise bien avec l'ambiance du conte. Quant à la vidéo, elle est là comme support et s'intègre parfaitement au spectacle, permettant par exemple de visualiser les fleurs magnifiques de la prairie ou de combler les ellipses temporelles.

Un roman salvateur

Belle réussite donc de cette compagnie « d'amateurs » : Les Pas Sages, qui mérite compliments et encouragements. Le spectacle aurait peut-être gagné à ne pas vouloir faire entrer dans une représentation forcément limitée dans le temps, le contenu de deux romans. (la forêt de l'oubli pourrait à elle seule constituer un spectacle). Mais on comprend qu'il soit difficile de sacrifier la moindre parcelle d'un texte aussi dense, aussi riche, qui ne peut que marquer tout être vivant, sans considération d'âge, parce qu'il touche à des questions essentielles et qu'il va au coeur de l'humain. Hannah découvrant un beau matin, que sa petite passerine a... vieilli... est... malade... partant à la recherche de La Rivière à l'Envers dont l'eau empêche de mourir... entraînant à sa suite Tomek... amoureux d'elle ne peut que trouver un écho dans le coeur de l'homme. Et la petite passerine qui, après avoir avalé une goutte de l'eau de La Rivière Qjar siffle « son premier chant d'éternité » ne vient-elle pas apporter un message d'espoir ? La preuve en est donnée par une lectrice, atteinte d'une maladie grave qui en avait assez de la vie et qui tombant sur La Rivière à L'Envers a dit à Jean-Claude Mourlevat que ce livre lui avait donné du courage.  « Vous m'avez sauvé la vie » a-t-elle dit. Quel plus beau compliment ! Et quelle meilleure justification de l'art et… du livre !

La Rivière à l'envers, le 24 mars à Saint Symphorien sur Coise, le 12 mai à Chazelles sur Lyon. Tournée jusqu'en décembre 2012.


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