Mon coeur est grand comme un aéroport


Je suis né un jour sans lune, je n'y suis pour rien. Je sens en moi se mouvoir des strates irrégulières, des vagues, des histoires, je sens que s'empilent des valises qui débordent, plusieurs vies, comme un imbrication de poupées russes. Je suis à fleur de mots, à la croisée des routes. Je rêve en noir et blanc de voyages polychromes au bout du monde, de solitudes et de foules au fond des yeux, de silences et de musiques. J'ai l'œil curieux et l'âme globe-trotteuse. Je suis un chasseur d'horizon car loin n'est jamais assez loin. J'ai les papilles gourmandes de chocolat amer et de mangues fondantes. Je ne suis rein, je suis tout. Je suis un continent, une île du Cap Vert, les rues de la Havane, les flancs du mont Nimba. Je suis les places de Barcelone. Je suis les amants qui s'aiment sous les toits de Paris, se tiennent par la main sur le Pont des Arts et se quittent dans le métro aérien. Je suis le vacarme bavard d'une gargote dans les bas-fonds de Tokyo et le silence assourdissant des landes islandaises. Je suis un arbre, un zèbre, un verre de vin. Je suis la menthe poivrée, l'arabica et le thé noir. Je suis la tourbe et le pavé, l'orchidée et l'ortie. Je suis le ruisseau qui se perd entre tes mains, je suis les eaux de mars qui ruissellent à tes pieds. Je suis la terre qui colle aux racines, l'empreinte de pas dans le goudron. Je suis l'ombre, la trace, le négatif. Je suis l'impalpable imaginaire d'une rêverie en plein jour et l'éternité d'un battement de cil. Je suis la première gorgée de bière et le dernier baiser. Je suis une éclipse, un accident du hasard. Si les vents contraires me poussent, je dépenserai encore et toujours ma vie sans compter mon temps. Mais je suis le courage et la paresse car, sans trêve possible, ce que je fuis le jour me poursuit la nuit. J'ai l'assurance fébrile d'un Zeppelin dérivant au-dessus de l'océan, esclave du temps avec l'illusion furtive de rester maître du jeu. Je suis Robert Kincaid devant le pont Roseman, ou peut-être Paul Exben, quelque part entre le Monténégro et le Venezuela. Je suis la musique incertaine de la pluie généreuse qui gifle les vitres et celle du vent léger qui ferme tes yeux. Je suis Libertango d'Astor Piazzolla, je suis le souffle de Miles et la main gauche de Thelonious, je suis la voix d'Ella. Je suis toi, elle et lui. Je suis vous. Je suis de neige et d'ébène. Couleur café dedans, sans vous faire de la peine, je suis un nègre blanc. Je suis l'hiver qui tape aux carreaux et le soleil qui brûle ta peau. Et puisqu'il n'y en a plus, je serai s'il le faut l'ultime et le dernier, un allumeur de réverbères.


<< article précédent
A la croisée des roots