Au bout du conte

Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri font entrer une fantaisie nouvelle dans leur cinéma en laissant à une génération de jeunes comédiens pris à l'âge des contes de fées le soin de se heurter à leur réalité d'adultes rattrapés par l'amertume et les renoncements. Christophe Chabert


Il était une fois une petite révolution dans le cinéma de Bacri et Jaoui, qui ronronnait gentiment dans sa formule avec Parlez-moi de la pluie. Voilà que ses maîtres du dialogue et du scénario, ses deux acteurs virtuoses, se décident à oser la fantaisie filmique là où jusqu'ici leur caméra se devait d'être transparente. Cure de jouvence effectuée à une double source : celle des contes de fée, dont Au bout du conte transpose dans un contexte contemporain les figures les plus identifiées — le chaperon rouge et son grand méchant loup, la reine cruelle obsédée par sa beauté et par une Blanche Neige trop jeune, la pantoufle de Cendrillon et son prince charmant ; et ceux qui y croient, des jeunes gens qui sont aussi, réalisme oblige, de jeunes comédiens, tous très bons, même Agathe Bonitzer. Cela change beaucoup à l'écran, mais rien sur le regard que posent Bacri et Jaoui sur le monde ; au contraire, en opposant à ce sang neuf la bile noire et amère coulant dans les veines d'une poignée d'adultes revenus de tout — l'amour, la paternité, le progrès, l'environnement — et englués jusqu'au cou dans leurs angoisses et leurs renoncements, les auteurs n'ont jamais été si loin dans l'expression de leurs obsessions.

Tout conte défait

Le propos du film tient d'ailleurs autant dans cette forme hybride, cette juxtaposition plutôt que ce dialogue entre les expérimentations artisanales que Jaoui tente dans sa réalisation et un territoire bien connu fait de malentendus, de ruminations et de solitudes habillées poliment par un humour toujours efficace. Si elle s'aventure ainsi hors de ses sentiers battus, avec ces aquarelles en ouverture de scènes, ce bal entièrement musical et visuel ou ces jeux sur les objets, leurs tailles et leur intrusion inopinée, c'est pour mieux les manger dans la séquence suivante, par un retour à une quotidienneté grise où les superstitions ne servent qu'à calmer — ou à conjurer — l'attente de la mort. Depuis leurs premiers textes au théâtre, Bacri et Jaoui vomissent les normes, la peur d'être soi-même et l'envie d'être comme les autres. Avec Au bout du conte, ils en trouvent la racine dans les illusions de la jeunesse ; leur force est de ne pas la blâmer, mais d'en prendre simplement acte comme d'une étape nécessaire dans une construction personnelle et intime.


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