Robinson suisse

Rubrique Rétroviseur


Me voilà assis dans un TER à compartiments, en partance pour Lausanne. Huit places coudes à coudes par cabine. Celle-ci n'est qu'à demie occupée. Je lance un regard tournant sur mes voisins. Nous allons être colocataires de cet espace exigu pendant deux heures. Assez pour tenter de deviner qui ils sont... Une jeune sportive, dans les 20 ans, mignonne. Une dame âgée, peut-être d'origine turque, de grands sacs en plastique rose et bleu. Un black, la soixantaine, sans bagages. Et un quadra, tignasse grise et baskets vertes, casque vintage sur la tête, allure d'éternel ado... Le quadra regarde le black qui mate la sportive du coin de l'oeil. La vieille s'assoupit au gré du roulis. Le paysage défile, la lumière décroit doucement. La sportive sort une bouteille d'eau de son sac, le quadra un petit bouquin noir. "Gilles Caron, le conflit intérieur". La dame a des mains abîmées, coupées, mais belles. La jeune porte un débardeur noir Addidas, épaules nues, belle peau blanche comme le lait. On devine une petite poitrine ferme, sensible…

Le black semble un peu serré dans son costume gris. Cheveux très courts, belle peau noire comme l'ébène. On devine des parents restés au pays. Ne pas oublier d'envoyer un peu plus d'argent le moi prochain, un cousin est mort au village… La dame dort pour de bon. La jeune joue sur sa tablette Samsung. Le quadra sourit au black comme pour lui dire : « je sais mon gars que tu as dû te déraciner pour une vie meilleure. Et moi, moi qui ai tout, moi je rêve de ton Afrique, de ta culture, de tes rues et de tes rythmes..."

Par la fenêtre, des montagnes se dessinent, plus nombreuses et plus hautes. Des gens passent dans le couloir. Le black sort sa tête du compartiment. La vieille s'est réveillée et farfouille dans ses sacs. Pour le quadra grisonnant c'est tellement facile d'être noir à l'intérieur et blanc de peau. En apparence. Il porte une petite perle noire autour du cou. Comme une promesse que lui seul connaît...

Un large fleuve semble suivre la voie ferrée, ou plutôt l'inverse, certainement. Des petites maisons trottent en marche arrière et disparaissent aussitôt vers l'arrière du wagon. La vieille fredonne dans son voile. On devine de beaux cheveux bruns et luisants, qui ne retrouvent leur liberté que sous le peigne du coucher, à la lumière blafarde d'une petite lampe, près du miroir bordé de dorures et de la photo du mari disparu. Instant rituel, sensuel, rien que pour lui. Le quadra pose son casque, sort un carnet et un Critéritum gris flambant neuf. Il griffonne d'une traite un court paragraphe rythmé de ratures irrégulières : « Me voilà assis dans un TER à compartiments, en partance pour Lausanne… »


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Réchauffons-nous les oreilles en attendant l’été…