Her

En racontant l'histoire d'amour entre un homme solitaire et une intelligence artificielle incorporelle, Spike Jonze réussit une fable absolument contemporaine, à la fois bouleversante et effrayante, qui fait le point sur l'humanité d'aujourd'hui du point de vue du surhumain. Christophe Chabert


Les open spaces, les appartements hi-tech, la ville tentaculaire, froidement encadrée par des buildings mais magnifiée par des couchers de soleil rendus surréels par la pollution ; et au milieu de tout ça, des gens qui parlent seuls dans les rues… Theodore Twombly (Joaquin Phoenix, touchant d'hébétude enfantine) est de ceux-là : mal remis d'une rupture, il écrit des lettres d'amour pour les autres et n'échange plus que virtuellement avec son oreillette pour administrer ses messages ou pratiquer le sexe on-line avec une inconnue.

Quelque chose manque à cet individu solitaire et dépressif : un amour qui ne serait pas lié à ce foutu facteur humain. Il va le trouver lorsqu'il acquiert un nouvel «OS», une intelligence artificielle douée d'une faculté cognitive exceptionnelle, qu'il baptise Samantha (héroïque prestation vocale de Scarlett Johansson) et qu'il pense modeler selon son désir tout en admirant sa "personnalité".

2014, odyssée de l'amour

Toute la beauté de Her tient dans le dialogue qui se noue entre cet homme et sa machine, celle-ci devenant au cours du film une forme à la fois sublime et cauchemardesque du surhumain. Comme s'il voulait faire le point sur les fragments d'un discours amoureux au XXIe siècle, Spike Jonze fait de Samantha une amante idéale, une amie fiable, une secrétaire efficace, une enfant à éduquer, mais aussi une force supérieure renvoyant Theodore à ses propres démons : sa jalousie, son incapacité à accepter le désir de l'autre…

Her, c'est comme si le monolithe de 2001 avait atterri dans un Apple Store pour engendrer des milliers d'Hal 9000 domestiques que l'homme, pris au piège de sa dépendance, n'arrive même plus à débrancher. Un constat effrayant traverse le film, qui renvoie à nos propres renoncements face aux utopies des années 70 — Samantha ne dit-elle pas à un Theodore dépassé «l'amour, ce n'est pas une boîte qu'on remplit» — et nous met face à notre isolement contemporain, notre frilosité et notre fragilité.

C'est aussi ce qui rend Her bouleversant : Jonze choisit de célébrer l'imperfection humaine, pointant par mille détails ce qui rend son héros à la fois faible et admirable. Ses pantalons taille haute, ses chemises aux couleurs flashy, sa moustache, ses gestes de petit rongeur pour animer sur un écran invisible son astronaute virtuel… Et surtout, ses joies simples et ses blessures profondes, que Jonze capte avec une tendresse qu'aucune machine au monde n'aurait pu filmer.

Her
De Spike Jonze (ÉU, 2h06) avec Joaquin Phoenix, Scarlett Johansson, Amy Adams…
Sortie le 19 mars


<< article précédent
Patrick en fête, sans le poker