Les corps suspendus de Djamel Tatah

Parmi les quatre nouvelles expositions du Musée d'art moderne, Djamel Tatah présentera une vingtaine de toiles inédites. Une œuvre humble, silencieuse, obstinée, sous tension, qui propose au spectateur nombre de sensations et de questions essentielles. Jean-Emmanuel Denave


Dans les années 1980-90, un anathème a été lancé par beaucoup d'institutions et d'écoles d'art en France : non à la peinture ! Jusqu'au milieu des années 1990, le tableau fut synonyme de ringardise, de passéisme, de fausse route créative. Les peintres n'entendaient rien au cours de l'histoire de l'art et faisaient taches (d'huile ou d'acrylique) sur le progressisme de l'installation, de la vidéo, de l'art conceptuel ou autre. Mais, de ses cendres, la peinture se donna peu à peu la possibilité de renaître. Et parmi d'autres phénix, Djamel Tatah défia les ostracismes officiels et partit chercher ses pères tutélaires parmi la peinture allemande (G. Richter, G. Baselitz), l'arte povera (M. Pistoletto, G. Anselmo) ou encore l'abstraction américaine des années 1950 (B. Newman, M. Rothko). Son œuvre, pour autant, n'a rien d'un retour au passé ou d'une nostalgie de la représentation classique, mais se nourrit du plus « contemporain » : le monochrome, la mise en espace des œuvres, la tension entre figuration et abstraction, le rôle actif du spectateur... Sur de tout petits ou (plus souvent) de très grands formats à l'échelle 1, des figures spectrales, livides, bouches fermées, s'avancent vers nous dans leurs habits noirs, esquissent quelques gestes ou mouvements, sur fond de couleurs quasi monochromes. Ce sont des figures hiératiques, réalisées à partir de photographies d'amis proches, souvent isolées, en proie à la solitude et au vide, et toujours dénuées d'expression psychologique ou de caractéristiques socio-historiques. Arrachées à tout contexte (social, géographique, ethnique...), elles semblent comme suspendues parmi l'épaisseur d'un temps arrêté, ouvrant pour le spectateur quelques énigmes métaphysiques fondamentales : qui sommes-nous, d'où venons-nous, où allons-nous ?

Peindre l'essentiel


Vidé de toutes anecdote, de tout objet, de tout horizon déterminé, le monde est ici, comme dans l'œuvre écrite de Beckett par exemple, réduit à sa substantifique moelle, à sa profondeur philosophique et non plus picturale. « Les tableaux offrent ce que le monde pourrait offrir : une possibilité de rencontre avec l'autre. L'art tel que le conçoivent Djamel Tatah et Barnett Newman permet de passer de l'autre côté du miroir. Les œuvres sont des passerelles physiques et métaphysiques à échelle humaine » note la critique d'art Barbara Stehlé-Akhtar. Précisant son intérêt pour la suspension, Djamel Tath précise lui-même dans un entretien que « La suspension, le vide, l'attente sont des expériences de dématérialisation. Elles sont rendues visibles par le tableau et en même temps restent invisibles. La suspension a pour moi un sens mystérieux – sans notion aucune de culpabilité. C'est l'attente d'une transformation, d'un événement. Il s'agit d'entrer en commun avec l'autre par cette attention. » En ce sens, la peinture de Djamel Tatah est à la fois métaphysique et politique au sens large, indiquant des seuils de métamorphoses, des devenirs possibles, des communautés inédites. « Je n'ai rien à dire aujourd'hui, poursuit le peintre, sur les médias, la politique, la mondialisation, la guerre... Je ne sais pas raconter. Ce qui m'intéresse c'est de créer une situation qui permette de penser le monde. Un monde qui parle de l'être. Mes sujets ne racontent pas – ou leur histoire est de l'ordre du silence ».

Au chœur du silence


Les figures, parfois, se démultiplient à l'identique dans un même tableau, ou reviennent d'un tableau à l'autre. La série, la répétition est une autre dimension importante de l'œuvre de Tatah. « Je fais toujours le même tableau. J'explore toujours le même sentiment, le même rapport au monde, avec une insatisfaction perpétuelle, et pourtant satisfaisante pour pouvoir continuer. La nécessité est plus grande que le résultat... Pour moi, il n'y a pas de changement. C'est toujours la même idée : manifester la présence. Forcément, les états de manifestation changent. Je n'ai pas peur de refaire le même tableau. J'accepte de me répéter. Ce qui donne l'impression d'une évolution, c'est le temps. Un autre espace, un autre temps, une autre énergie. La répétition n'est pas difficile au quotidien. Elle ouvre toujours des portes, des issues. La répétition, ce n'est donc pas l'enfermement. » L'idée de répétition réside aussi dans l'aspect théâtral, chorégraphique, dans la mise en scène des figures au sein des toiles de Djamel Tatah : devant leur espace de couleur, les personnages esquissent des poses ou des mouvements simples, s'agrègent parfois à plusieurs de manière chorale. Un choeur se forme dans le silence, mais aussi dans une sorte de vibration discrète, presque musicale. « La couleur, c'est la note, de la tonalité, de l'ambiance. Ca ne chante pas : c'est plutôt très silencieux, c'est le non-langage, la non-parole du tableau. Le tableau résonne, crée une musique de la sensation... » Au Musée d'art moderne, Djamel Tatah présentera une vingtaine de toiles, réalisées entre 2012 et 2014, et jamais montrées jusqu'à présent. Nous vous conseillons vivement la rencontre avec ses œuvres singulières, à la fois simples et profondes, pudiques et poignantes.

Djamel Tatah,  du 13 juin au 21 septembre au Musée d'art moderne de Saint-Etienne Métropole.
Toutes les citations de Djamel Tatah sont issues du catalogue Djamel Tatah, éditions Actes Sud, 2004

 

Djamel Tatah en quelques dates
1959 : Naissance à Saint-Chamond
1981-1986 : Formation à l'Ecole des Beaux-Arts de Saint-Etienne
1989 : Première exposition personnelle dans une galerie à Toulouse
1990 : Voyages à Londres, New York, Montréal
1999 : Première exposition monographique à la galerie Liliane et Michel Durand Desser à Paris
2004 : Exposition au Musée de Grenoble, suivie de nombreuses expositions dans d'autres musées
2013 : L'artiste publie Djamel Tatah. Carnet de notes, dans la collection « L'art en écrit », aux éditions Baudoin Jannink.
2014 : Exposition personnelle au Musée d'art moderne de Saint-Etienne Métropole



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