De la tragédie à la poésie des formes

Parmi les nouveaux artistes exposés au Musée d'art moderne, deux nous ont particulièrement émus. Jannis Kounellis «peignant» une nouvelle facette de la tragédie humaine. Et le moins connu Paul Wallach avec ses propositions plastiques fragiles et incongrues poétisant l'espace. Jean-Emmanuel Denave


En 1967, Jannis Kounellis présente un perroquet devant une plaque de métal ; en 1969, il expose dans une galerie à Rome... douze chevaux vivants ! Pourtant, Kounellis (né en 1936 au Pirée en Grèce, vivant à Rome depuis l'âge de 20 ans) se réclame, et s'est toujours réclamé, non pas de la performance Dada mais bel et bien de la peinture. «Je suis le rejeton des deux après-guerres, déclare-t-il dans un entretien. L'idée optimiste représentée par l'avant-garde historique n'existe plus et le contexte européen se caractérise par une situation plus ou moins anormale. C'est dans cette anomalie que je voudrais devenir un peintre cherchant à récupérer le sens d'une unité, malgré tout le reste... malgré les conditions historiques qui s'opposent à un tel projet»... Comment comprendre alors que Kounellis se définisse ainsi comme peintre, lui qu'on a souvent classé dans l'Arte Povera, lui qui utilise dans ses expositions de la tôle, du charbon, de la laine, des pierres, des sacs de jute, du bois, voire des êtres vivants ? Comment comprendre cela encore quand nous découvrons au Musée d'art moderne son impressionnante et glaciale «installation» (terme que l'artiste récuse), composée de baraquements aux parois rouillées et aux toits recouverts de charbon ? Sans doute faut-il revenir à une conception large et ancienne de la peinture comme expression dans l'espace du tableau d'une «vision du monde», d'un théâtre de la réalité embrassant dans une même unité cathartique subjectivité et réalité, émotions et intellection, passé et présent, simplicité des images et radicalité du propos.

Ambiguïtés

Kounellis est un «peintre» plus expressionniste que représentatif et objectif, plus «brut» que distancié et esthète. «Pas une représentation mais une présentation» nous dit-t-il à propos de son travail. Sa dramaturgie théâtrale et son sens du tragique existentiel et politique affleurent à même la «peau» du charbon, de l'acier, du tissu des vêtements qu'il utilise dans ses œuvres. Peau qui enveloppe elle-même quantité d'évocations de la production industrielle, des rapports de force, des luttes ouvrières, des inventions techniques aux conséquences humaines ambivalentes.
Il y a dans l'œuvre de Kounellis un charbon moteur de progrès, mais aussi un charbon qui vient se fracasser contre une surface blanche et y laisser sa blessure noire. Ou encore un manteau comme métonymie d'une présence humaine, mais pendu à un funeste crochet de boucher. On découvrira aussi au musée de «vrais» tableaux de Kounellis, masses imposantes et lourdes, peintes parfois, et plus souvent composées de vêtements, de rails, d'une grille de fer... L'ambiance générale est sombre, pessimiste a priori, mais Kounellis nous confie que «[ses] œuvres ont toujours une dimension humaniste. Chaque tableau exposé ici a, par exemple, les dimensions exactes d'un lit-double». Chacune des œuvres de Kounellis est donc le décalque d'une dimension humaine et anthropologique, avec son mélange de violence et d'espoir, d'écrasement et de résistance. Ses œuvres s'adressent directement, frontalement, à la perception et aux affects du spectateur, comme autant d'énigmes, de matières à réflexion et à sensation, sans message univoque à lui adresser.

Fragilités

Du noir au blanc, du plein au vide, du dense au délié, du pesant au très léger : le passage des salles consacrées à Kounellis à celles dédiées à l'américain Paul Wallach (né en 1960 à New York, vivant en France) est pour le moins contrasté et osé ! Pourtant il existe entre les deux artistes une sorte de poésie concrète et une puissance d'évocation communes, une quête de sens à travers la fragilité, la tension, l'ambivalence des choses. Mais avec Paul Wallach, il s'agit en l'occurrence de quelques baguettes de bois en équilibre précaire, de frêles sculptures qui littéralement ne tiennent qu'à un fil, d'assemblages de petits tableaux abstraits qui paraissent presque timides parmi la vastitude des salles du musée... «Chaque pièce, nous dit Paul Wallach, est comme un personnage précaire, et est placée dans un équilibre où je recherche une tension. Le vide ici a son propre poids, sa légèreté, il met en relation les pièces entre elles. Et chaque pièce est aussi le fruit d'un jeu entre ce que j'impose et ce qu'elle m'impose elle-même. Chaque pièce a sa propre vie». C'est dans le faire, dans le bricolage de l'atelier, dans l'intuition des formes, dans la reprise, que naissent les œuvres de l'artiste. Mises en espace ensuite, elles apparaissent au spectateur comme des gestes plastiques bizarres et émouvants, des présences inattendues et fragiles, des fragments d'une beauté mystérieuse.

Jannis Kounellis et Paul Wallach jusqu'au 5 janvier au Musée d'art moderne et contemporain


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