Promenade en forêt

Parmi les trois nouvelles expositions du Musée d'art moderne et contemporain, notre coup de cœur va au photographe coréen Bae Bien-U. Ses paysages sont tout simplement somptueux, tant sur le plan sensible que sur le plan formel. Jean-Emmanuel Denave


Quelles sont ces ombres longilignes qui glissent parmi la brume, ploient légèrement sous des halos de lumière, fantômes fragiles et puissants à la fois ? Ce pourrait être, au fond, des traits de peinture à la Franz Kline, des griffures d'espace pictural à la Hans Hartung ou des rythmes syncopés de plans à la Barnett Newman. Mais en l'occurrence il s'agit de troncs de pins photographiés par Bae Bien-U (né en 1950 en Corée), artiste pratiquant la photographie depuis les années 1970 et qui se concentre essentiellement sur le motif des forêts de pins depuis 1985. Notre questionnement un peu forcé, hésitant entre image vivante et peinture abstraite, correspond pourtant bel et bien à la tension présente dans les photographies (souvent de très grand format horizontal) de Bae Bien-U : une tension entre nature et abstraction, entre expérience phénoménologique et émotion esthétique plus distanciée, entre incarnation et fiction imaginaire. Pour parvenir à ces fins, le photographe distord son propre médium et déconstruit la perspective qui lui est, techniquement, inhérente : l'horizon est supprimé, le cadrage effectué à hauteur d'homme et resserré annule toute possibilité de vue d'ensemble ou de contextualisation. Les pins n'ont souvent ni cimes ni racines et le spectateur se voit ainsi littéralement plongé au milieu des choses : dans leur matérialité épaisse et concomitamment dans un pur jeu de lignes, de lumières, de nuances de gris, de surfaces étagées...

Espaces poétiques

Comme l'arbre en général en Europe, le pin a en Corée une dimension spirituelle et mythologique importante. Les pins sont, selon les mots mêmes du photographe, « les symboles des âmes du peuple coréen ». Héritier de ce contexte philosophique ancien comme de la peinture de paysage classique chinoise ou coréenne, Bae Bien-U est aussi, et tout autant, influencé par l'art du 20e Siècle, par les écrits sur la photographie du très moderniste Laszlo Mohology-Nagy par exemple. Et c'est sans doute cette faculté rare à entremêler des dimensions normalement disjointes qui nous frappe et nous touche particulièrement dans ses images : une spiritualité diffuse, une expérience sensible très directe, un jeu de formes abstraites moderne. On découvre ainsi, à travers ces images superbes, un monde dénué de toute présence humaine, où le vide (notion centrale pour les philosophies asiatiques) devient " visible ", des espaces quasiment " purs " au temps suspendu.

Bae Bien-U, Dans le paysage, jusqu'au 31 janvier 2016 au Musée d'art moderne et contemporain


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Des mots, toujours des mots