Yuval Pick, chorégraphe électrique

Chorégraphe exigeant et inventif, Yuval Pick secoue les codes et les corps pour créer de nouvelles manières de danser et d'être ensemble. A l'occasion de sa création « Are friends electric » à Saint-Étienne, retour sur son parcours et son approche de la danse. Jean-Emmanuel Denave


Depuis 2002, de création en création, obstinément, Yuval Pick construit un univers chorégraphique singulier. Le découvrir pour la première fois n'est pas toujours une expérience évidente, mais une expérience déconcertante et forte. Certains qualifient d'ailleurs sa danse d'abstraite alors même qu'elle s'avère être particulièrement concrète, "brute", viscérale, physique. Le terme "abstraction" doit ici être entendu surtout comme un refus de la narration, de l'unisson, de la recherche de la belle forme. « Selon moi, confie Yuval Pick, la danse est une succession de mouvements et d'états du corps, de rapports entre eux et à l'espace, qui échappent au formatage et aux techniques établies ».

Le chorégraphe est pourtant lui-même passé par un certain « formatage », du moins par nombre d'écoles et de ballets contemporains prestigieux : une école à Tel Aviv dès l'âge de seize ans, la Batsheva de Ohad Naharin, le Ballet de l'Opéra de Lyon... En 2002, à trente-deux ans, l'heure est venue pour lui de trouver « [son] propre poids, [son] propre mouvement ». Il lui faut pour cela s'émanciper des grands chorégraphes avec lesquels il a travaillé, faire table rase du passé. « Je suis parti d'expérimentations simples sur la pesanteur, le déséquilibre, le contact et la fusion entre deux corps, l'élan interne et l'urgence propres à chaque corps. ».

L'esprit expérimental de Cassavetes et Sonic Youth

Dès ses premiers pas de chorégraphe, Yuval Pick déchire le rideau un peu théâtral du beau mouvement et du geste gracieux pour explorer dans les corps des danseurs ce qu'ils ont de plus immédiat, sensible, spontané. Leurs rythmes, leurs pulsions, leurs énergies essentielles. L'artiste est un fervent admirateur du cinéaste John Cassavetes et du groupe new-yorkais Sonic Youth qui, chacun dans leurs domaines, développent une approche similaire de la création artistique. Cassavetes en se fiant à ce qui peut se passer concrètement entre ses acteurs à l'encontre d'un scénario qui les déterminerait en amont. Sonic Youth en cassant les règles habituelles du rock au profit de couches de guitares expérimentales et dissonantes.

Pour Cassavetes, Sonic Youth et Yuval Pick, l'émotion, la beauté et la forme ne peuvent être définies a priori mais pourront apparaître, a posteriori, à partir d'une expérimentation d'éléments quelque peu chaotiques, dissonants, disjoints. Yuval Pick insiste ainsi beaucoup sur les idées de dissymétrie et de déséquilibre. Sa démarche chorégraphique cherche aussi à se ressourcer dans ce que la danse et la musique peuvent avoir de fondamental et d'élémentaire : le rite tribal, la répétition, le rythme vital.

Le romantisme contemporain de Kraftwerk

Il n'y a pour autant chez Yuval Pick nulle nostalgie ni fascination naïve pour l'archaïque, mais la volonté de renouer avec le viscéral pour inventer des mouvements inédits, et, aussi, des configurations inédites de l'être ensemble. Car si tout part du travail sur le corps et l'individualité de l'interprète, tout vise à inventer du collectif, un commun paradoxalement constitué de différences et de singularités. Score en 2010 chorégraphiait par exemple l'urgence à vivre des populations plurielles cohabitant en Israël, Ply en 2014 partait des gestes dispersés et asymétriques de cinq danseurs pour les mettre peu à peu en écho, tisser un "entre-deux" sur la base d'un échange simple : donner et recevoir.

La question du collectif et de la circulation du mouvement à travers le groupe sera l'une des clefs de sa nouvelle création à Saint-Etienne. La musique de Kraftwerk y aidera en évoquant un certain imaginaire et une certaine mémoire collective. Yuval Pick perçoit même chez Kraftwerk un romantisme ultra-contemporain qu'il désire entrelacer à celui de Schubert et au rituel classique du menuet. Ici, comme dans ses autres pièces, le chorégraphe tentera d'associer un travail de décortication (sur l'aspect mécanique et répétitif de la musique de Kraftwerk, sur l'idée de torsion corporelle...) et un travail de reconstruction d'un "danser ensemble" singulier. Telle est l'une des dimensions passionnantes des chorégraphies de Yuval Pick : on y danse ensemble, mais jamais tous de la même façon, on y danse en écho les uns avec les autres sans que jamais groupe n'écrase notre singularité.

Are friends ellectric?, les 8 et 9 décembre à 20h, à la Comédie de Saint-Étienne

Yuval Pick en quelques dates :

1970 : Naissance en Israël. A 16 ans, il rejoint la Bat-Dor Dance School de Tel Aviv

1991 : Intègre la Batsheva Dance Compagny de Ohad Naharin

1995 : A partir de cette année, il dansera pour des chorégraphes comme Carolyn Carlson, Tero Saarinen, Russel Maliphant...

1999 : Intègre le Ballet de l'Opéra de Lyon

2002 : Création à Lyon de la compagnie The Guests

2011 : Succède à Maguy Marin à la tête du Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape

2015 : Création de Are Friends Electric? à la Comédie de Saint-Étienne


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