Le Pont des Espions

Quand deux super-puissances artistiques décident de s'atteler à un projet cinématographique commun, comment imaginer que le résultat puisse être autre chose qu'une réussite ? Vincent Raymond


Pas étonnant que l'accord ait été immédiat entre Spielberg et les Coen : les trois hommes partagent une même fascination pour cette Amérique des années 1950-1960 dans laquelle ils ont grandi. Et dont ils aiment à reconstituer minutieusement l'ambiance graphique et architecturale (Inside Llewyn Davis ou A Serious Man pour le tandem, Arrête-moi si tu peux pour Spielberg), magnifiant l'élégance d'un « monde perdu ». Mais, loin d'entonner quelque complainte nostalgique que ce soit et d'idéaliser la terre de la croissance, de la prospérité, ils s'intéressent aux coulisses du rêve.

Derrière le Technicolor affleure le contexte anxiogène de la Guerre froide ; une psychose d'État initiée par McCarthy et ses affidés — savamment entretenue dans les années qui suivirent. Face au « Colosse aux pieds d'argile » soviétique, les États-Unis sont eux aussi un titan dont les genoux fragiles font des castagnettes : l'équilibre de la terreur est réciproque. Le Pont des Espions rend compte de cette paranoïa ordinaire et absurde, où la peur du Rouge a été tellement intériorisée par la population, qu'il devient impossible à un avocat d'effectuer son travail sans subir réprobation, intimidations, menaces physiques. Où l'acceptation du risque nucléaire en tant que menace latente est totale. Voilà sur quelle trame le trio, augmenté du dramaturge Matt Charman au scénario, a tissé son motif.

Drôles de cocos

L'enjeu du film n'est pas tant de raconter la capture de l'espion soviétique Rudolf Abel, que défend l'avocat Donovan, jusqu'à son échange contre un agent occidental sur un pont — le titre-spoiler l'affirme déjà. Mais de démontrer que la démocratie étasunienne s'est testée dans sa capacité à juger le plus "intelligemment" possible un agent étranger convaincu d'espionnage sur son sol, et qu'elle a donné naissance à une nouvelle diplomatie, plus efficace (car roublarde) lorsque les voies officielles ont abouti à un cul-de-sac. Cela, grâce à l'intégrité professionnelle de Donovan devenu paradoxalement protecteur de l'État au nom de la Loi… en défendant son client des assauts du FBI ! Si Tom Hanks, à la fois hâbleur et engoncé, figure joliment ce juriste coutumier des procédures d'assurances, et habitué à trouver la faille et à penser de travers pour faire valoir le bon droit, c'est en définitive le réalisateur qui parvient, encore et toujours, à épater dans une séquence en apparence toute simple bouclant son film. Sans un mot, elle constitue une merveille de subtilité et d'écriture cinématographique. Son apogée silencieuse ; son apothéose muette…

Le Pont des Espions de Steven Spielberg (EU, 2h12) Avec Tom Hanks, Mark Rylance, Scott Shepherd…


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