La vie, une farandole

La chorégraphe lyonnaise Maguy Marin tisse avec Bit une fragile farandole sur le fumier de l'histoire parmi l'enfer d'un univers sonore technoïde. Une ronde de nuit, aussi brève et poignante que la vie d'un groupe et celle d'un être humain. Jean-Emmanuel Denave


Sur une scène plongée dans la pénombre, il pleut des drones assourdissants, des bourdons martèlent leurs masses électroniques en fusion sur le tambour de nos tympans. Un véritable enfer techno au beau milieu duquel, incongrus et atemporels (les filles en jupe longue, les garçons coiffés d'un chapeau), six danseurs entament une farandole autour de (ou sur) six plans inclinés. Un pas sur le côté, deux pas en avant, main dans la main, les danseurs filent ensemble leur petite joie de vivre collective alors qu'autour d'eux les rasoirs d'acier de la musique découpent l'espace et le temps en lamelles identiques. Il y a « bit » et « bit » semble vouloir montrer Maguy Marin, rythme et rythme. Ce rythme si important pour la chorégraphe qui n'est pas le tempo ou la cadence répétitive du mouvement, mais le cœur rythmique de chaque individu comme de chaque collectif. Le philosophe lyonnais Henri Maldiney écrivait à propos de la peinture abstraite (mais l'on peut transposer à la danse de Maguy Marin) : « Choisir quelques foyers actifs du réel, qu'ils se situent sur la courbe d'une épaule ou sur la courbe d'une colline et retrouver leur communication profonde, non dans le tracé déjà vu, déjà su, de leur économie domestique, mais dans une pulsion du monde entier, et de la seule façon qui soit opérante, sur le mode rythmique. Telle est la tâche essentielle de l'Abstraction : rendre chaque chose à soi en la dépassant vers son style. »

La musique qui bat entre nous

Maguy Marin entrecroise les cadences infernales de la techno avec les rythmes d'une farandole, petite frise humaine se découpant sur le plateau, s'égayant en petits gestes presque enfantins et malicieux, montant et descendant les pentes de la vie et du monde... « La seule question qui vaille au fond, déclare la chorégraphe, c'est : comment produire de la musicalité entre nous ? Comment les rythmes individuels, singuliers peuvent s'articuler avec le rythme des autres, pour créer quelque chose qui ouvre un partage possible ». Bitse veut la tentative d'une trame collective possible, et Maguy Marin tisse les mouvements comme elle entre-tisse aussi les rythmes et les temporalités, les strates d'histoire sur lesquelles nos gestes s'appuient toujours. Au milieu de sa pièce, Maguy Marin ouvre une sorte de retour, en images scéniques, sur le passé : des corps antiques à demi-nus glissent sur un drap de sang tragique, trois Parques mythologiques filent et dévident le fil des destinées humaines, des moines masqués ourdissent quelques complots sulfureux... Une parenthèse de visions sombres et inquiétantes, avant que ne resurgissent la bande son techno et notre farandole artisanale faite de bric et de broc, de rythmes et de singularités. Le temps de danser ici n'est ni plus ni moins que le temps de vivre (ensemble si possible), avant de basculer dans les ténèbres.

Bit de Maguy Marin les 13 et 14 janvier à La Comédie


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