Bel est Sébastien...

Menant sa carrière avec passion, patience et sagacité, Sébastien Guèze, ayant conquis le monde, revient à Saint-Étienne, en « ténor frémissant », comme il lui plaît de se définir. Propos recueillis par Alain Koenig


En consultant le calendrier très chargé de votre carrière "exponentielle", un rôle semble vous coller à la peau : Rodolfo... Pour vous avoir entendu dans la production de Bordeaux avec Nathalie Manfrino, ainsi qu'à Saint-Étienne, on dirait que Puccini l'a écrit pour vous sur mesure... Mais est-ce le ressenti de l'interprète ? N'y-t-il pas un risque à être identifié à un rôle ?
J'ai chanté Rodolfo dans une quinzaine de productions à ce jour, et avec le recul, je suis moi-même surpris de ce nombre. Sur dix ans de carrière avec les autres rôles au milieu, cela me semble intense. Mais c'est une grande histoire d'amour depuis le début. Je me souviens précisément de la première fois où on me l'a proposé ; je n'y croyais pas. Pour moi, ce rôle était le grand rôle du répertoire de ténor, à chanter un jour, le "tube" incontournable. Et cela m'arrivait: c'était incroyable ! Je sortais du conservatoire, je venais d'être primé au concours Opéralia Placido Domingo, je marchais dans les rues de Paris, il était 18h, j'allais voir un spectacle à Bastille, et soudain un coup de téléphone. Mon agent me dit : « veux tu chanter Rodolfo à l'Opéra d'Athènes dans une nouvelle production de Graham Vick ? » On me proposait là mon premier rôle de référence! Le soir même, je me jetais sur la partition, au son des plus grands qui l'ont interprétée. Sur l'instant, mon ressenti était davantage dans le doute. Par quel bout commencer ? Toutes ces grandes voix mythiques que l'on a dans l'oreille: que pouvait on faire de plus ? Je ne me sentais pas légitime, trop jeune. Et puis comme un instinct, je me suis dit, au contraire, il faut faire de ce qui me semble être une faiblesse une force, et proposer un Rodolfo plein de cette fraîcheur, avec de l'impétuosité, capable de bondir d'un bout de la scène à l'autre en une fraction de seconde: partir de ce que j'étais dans la vie. N'était ce pas là l'esprit de cette musique de Puccini ? Aussi, être un personnage confronté à la mort si jeune ne rendait elle pas les choses encore plus injustes et déchirantes ? Pour cela, la rencontre avec le metteur en scène Graham Vick fut déterminante. Il m'a fait prendre conscience que l'espace scénique était sans limites, qu'il fallait s'autoriser à se surprendre, être capable d'improviser et d'avoir trois ou quatre options d'idées en permanence, que tous les moyens étaient bons pour atteindre un seul but: être toujours juste. Là, était le secret pour transmettre de vraies émotions.

Depuis vos débuts, vous abordez avec bonheur et une évidente gourmandise des rôles très ambitieux, qui effraient beaucoup de ténors (Duc de Mantoue, Rodolfo, Alfredo. Nadir..). Quels sont les ingrédients pour qu'un rôle vous appelle ? Quels sont les stimuli de votre appétit vocal ?
Cela dépend comment vous envisagez votre carrière. Quelles sont vos priorités: chanter dans les cinq plus grands théâtres ? Chanter les cinq plus grands rôles ? L'idéal étant de faire les deux ensemble !
Cependant pour y arriver, pour un ténor en l'occurrence, dans le premier cas, il faut faire davantage de concessions, accepter des rôles peut être plus modestes ou moins emblématiques, être moins exposé vocalement dans un premier temps, pour gagner la confiance de ces grandes maisons auxquelles vous aspirez, pour qu'elles vous donnent des rôles toujours plus importants en leur sein.

« Aborder tous les grands rôles dont j'avais rêvé avant la fin de ma carrière. Voilà mes stimuli. »

Dans le second cas, des théâtres moins dotés, qui ne pourront s'offrir la vedette mondiale du moment pour de grands ouvrages, vont opter pour les étoiles montantes et vous proposer davantage de rôles de prestige. Vous avez ainsi plus d'opportunités pour chanter les ouvrages qui vous ont fait rêver, avec les avantages et les risques que cela implique: les comparaisons avec les chanteurs d'autrefois sont plus directes, les soirées sont plus physiques, la responsabilité plus grande, mais aussi les émotions qui en résultent n'ont d'égales que l'intensité et la présence de votre rôle.
Aussi, une fois que vous avez créé tous ces rôles incroyables, qu'ils sont dans votre corps, vous pouvez les chanter sur n'importe quelle scène, vous êtes prêt. Donc peu importe le chemin choisi, les deux se rejoignent. Le plus important est ce qui vous épanouit le plus. Dans mon cas, après avoir débuté dans des seconds plans, mon cœur a vite basculé pour l'option deux. Aborder tous les grands rôles dont j'avais rêvé avant la fin de ma carrière. Voilà mes stimuli. Ce fut parfois difficile à apprendre, chaque saison, mais je commence enfin à en récolter les fruits. A présent, à chaque reprise, je me rends compte à quel point ils ont mûri dans le corps et dans la voix. C'est un bonheur de les rechanter, et je peux me consacrer davantage au jeu d'acteur. Je vous rassure : il y en a encore quelques uns que je n'ai pas abordés et qui me font rêver comme Don José (Carmen), d'autres qui vont bientôt arriver tels Werther ou Edgardo (Lucia di Lammermoor). L'équilibre parfait serait sur six opéras chaque saison: une à deux prises de rôles pour quatre reprises. Jusqu'à présent ce fut plutôt l'inverse. On pourrait résumer mon objectif ainsi: chaque nouveau rôle est comme lire un roman d'aventure que l'on peut vivre en direct sur scène. Une fois que j'aurai lu toute la collection, je pourrai passer à autre chose ou relire mes préférés.

Vous chantez désormais dans la cour des grands. Cela a-t-il une incidence sur votre approche du métier ? N'y a-t-il pas pour les ténors, toujours très sollicités et "starisés" par le public et les médias, le risque de succomber au chant des sirènes ? De chanter le rôle de trop ou de brûler sa voix par les deux bouts ?
Je parlais précédemment d'aborder des premiers plans sur des scènes moins exposées, pour pouvoir les mûrir et les chanter ensuite dans des théâtres plus médiatiques. Tous les anciens grands chanteurs suivaient ce schéma. Or, avec l'ère du numérique, il y a une grande révolution à laquelle j'assiste. Il n'y a plus de scène sous-exposée. A présent, la moindre représentation est commentée, enregistrée et diffusée à travers le monde, dans l'heure qui a suivi la première ou les suivantes. C'est à la fois une force et une grande chance pour faire connaître votre art à l'autre bout du monde, et en même temps vous n'avez plus droit à l'erreur. On perd ce cocon protecteur pour faire ses débuts dans un rôle exposé. Du coup, la pression est la même que vous fassiez l'ouverture de saison à La Fenice, dans une nouvelle production de Bohème diffusée en direct dans les cinémas d'Europe, un Roméo aux États-Unis, ou un concert en Ardèche d'où je suis originaire... Il y a toujours des micros qui traînent, des critiques qui s'internationalisent via internet instantanément, bonnes ou mauvaises, compétentes ou pas. Il n'y a plus de hiérarchie. J'ai même parfois l'impression que l'on attend de votre voix qu'elle sonne à 30 ans comme si vous en aviez 50 ans. Autrement dit: on ne tolère plus le temps nécessaire pour se construire. Il faut tout tout de suite, et on est prêt à barrer un chanteur s'il fait un mauvais soir. Le cas de Jonas Kaufmann est intéressant à bien des égards. Il explique lui même que jusqu'à 31 ans, il ne trouvait pas sa voix, au point de la perdre à chaque représentation, avant de tout remettre à plat, se remettre en question et dix ans plus tard, revenir comme une comète et imposer l'artiste accompli qu'il est aujourd'hui. Merci à lui d'avoir résisté à ses doutes, pour nous offrir son meilleur à présent. La question est : combien de voix se perdent-elles ainsi, faute du mental nécessaire à affronter les attaques ou les exaspérations des premières années, faute d'avoir le temps de se réaliser ? Nous ne sommes plus dans des commentaires d'accompagnement, de recul, mais plutôt ceux du résultat à court terme, de l'immédiateté, sinon on zappe. Résultat : se faire repérer n'est rien : trois clics, un buzz, tout le monde est curieux. Durer est une autre histoire... Fidéliser son public, résister au temps pour créer, développer et imposer son style. Comme en peinture, au cinéma, en musique... c'est le jeu de l'art !

« Donner des émotions, [...] des frissons tels que pour une finale de Coupe du monde, sans devoir attendre quatre ans pour les vivre. »

Un mot de la fin de votre choix ?
À mes yeux, l'opéra à deux grands objectifs : le premier, créer des fictions parfois injustes et dramatiques, pour que les spectateurs se disent : « dans ces circonstances là, comment aurais-je agi ou réagi » ? La culture a ce rôle formidable et indispensable pour une société, de donner du recul sur les choses, pour que lorsqu'elles nous arrivent ou nous entourent réellement, nous soyons prêt à les affronter.

Le second objectif, tout aussi indispensable est de donner des émotions. Des frissons tels que pour une finale de Coupe du monde, sans devoir attendre quatre ans pour les vivre. Tout est là, à portée de main, dans le théâtre de votre ville, chaque soir ! Du sourire aux larmes, en passant par la chair de poule! Pour moi une soirée d'opéra parfaite, est celle où tous ces sentiments se rejoignent et où le temps se suspend. S'imaginer aussi que pour le millier de spectateurs présents dans la salle, au levé de rideau, il y a toujours quelqu'un pour qui c'est la première fois au théâtre, et quelqu'un pour qui c'est peut être la dernière. Rien que pour ces deux personnes-là, il est de notre rôle d'artiste de faire en sorte qu'il se passe quelque chose sur scène, de prendre des risques, d'être sur un fil millimétré, pour que ces personnes le ressentent et retiennent leur souffle avec nous. Sinon à quoi bon ? Autant rester chez soi avec un CD. Une belle devise serait: de la première à la dernière note, être un ténor frémissant!


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À curieux voyageurs, étonnants filmeurs !