Les artistes et l'objet

Le Musée d'art moderne et contemporain, bientôt trentenaire, ouvre simultanément plusieurs expositions. Parmi elles : un projet inédit de Jacques Villeglé, et "Archéologie du présent", nouvelle présentation de ses collections qui fait la part belle à l'objet. Jean-Emmanuel Denave


L'importante exposition Archéologie du présent rassemble cent cinquante œuvres pour la plupart issues des collections du Musée d'art moderne et contemporain. Des collections exceptionnelles, rappelons-le, comptant environ dix neuf mille œuvres et des ensembles importants concernant la photographie, l'abstraction américaine, la peinture allemande, ou encore des artistes comme Soulages ou Dubuffet... Sébastien Delot, commissaire de l'exposition, a pensé sa sélection en fonction de trois objectifs : un parcours historique des collections (de Picasso et ses œuvres cubistes à Claude Lévêque qui propose au Musée une installation inédite), une contextualisation des artistes exposés en parallèle (Jacques Villeglé et bientôt Anne & Patrick Poirier), un rappel de quelques-unes des grandes thématiques de l'art récent. L'une des thématiques fortes d'Archéologie du présent a trait notamment à ce curieux et essentiel "personnage" de l'art moderne et contemporain : l'objet.

Le retour de l'objet

En 1912, dans sa Nature morte à la chaise cannée, Picasso utilise un morceau de toile cirée dans son tableau. Et le Cubisme en général, dont il fut l'une des figures de proue avec Braque, ne cessera de représenter des objets et de multiplier les perspectives pour ajouter une troisième dimension à la peinture... Plus tard, Rauschenberg dans ses Combines alliera peinture et objets, et l'on verra dans l'exposition du Musée une toile de Jim Dine où sont accrochés des vêtements et une chaussure, ou encore les fameux "tableaux pièges" de Daniel Spoerri qui reconstituent tels quels des tables de fin de repas... La conception de l'art comme représentation distanciée du monde est au 20e Siècle sérieusement ébranlée avec ces "bouts de réel" qui viennent disputer à l'image ses pouvoirs de représentation. Mais c'est, d'abord et surtout, Marcel Duchamp qui en propulsant ses Ready-made sur le devant de la scène consacrera à l'objet une place artistique à part entière, jamais reniée depuis.

Le retour du sujet

Dans les années 1960, on assiste à un véritable déluge d'objets aussi bien dans la vie quotidienne (la fameuse "société de consommation" croquée par Geoges Pérec dans Les Choses en 1965) que dans deux grands courants artistiques, fortement présents dans l'exposition : le Pop Art et le Nouveau Réalisme. Objets et nouveaux matériaux (plexiglas, néons...) sont utilisés par exemple par Martial Raysse (dont on redécouvrira Proposition to escape : Heart Garden (1966 )), Tom Wesselmann, Andy Warhol... En France, César réalise ses Compressions, Arman multiplie ses Accumulations, Jacques Villeglé et Raymond Hains récupèrent dans les rues de Paris leurs Affiches lacérées. Sous ce déluge, le sujet humain semble englouti, voire carrément voué à disparaître. Mais l'exposition montre aussi que ce règne de l'objet est plus ambigu et plus controversé qu'il n'en a l'air. Dans un texte, Arman écrit : «En ne montrant pas l'homme mais les objets qui l'entourent...je fais le portrait d'une partie de sa personnalité, et en conséquence, de l'homme lui-même». À la surface des objets se reflète ainsi, estompé et perturbé certes, le sujet humain. Et un artiste comme Christian Boltanski (à la fin de l'exposition) peut alors, avec ses boîtes de biscuits et ses autels-installations, utiliser l'objet pour évoquer avec beaucoup d'émotion l'Histoire en générale et le sujet individuel en particulier. L'objet se fait support de mémoire, d'émotions, de poésie. On peut alors penser les rapports entre le sujet et l'objet non plus en termes de conflit, mais de relation réciproque. «L'objet, écrit le philosophe François Dagognet, vaut pour autrui. Le moi ne peut s'en priver, tant il assure le lien social ou la vie communautaire. L'art classique a valorisé l'image, mais l'art contemporain – grâce à l'objet qu'il reconnaît – s'est voulu moins académique, moins trompeur aussi. Il a pris en compte tant l'existence individuelle et ses drames, que l'existence inter-subjective».

Archéologie du présent jusqu'en janvier 2017 au Musée d'Art Moderne et Contemporain


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