Le chant du désespoir de Peter Brook

Trente ans après la création du Mahabharata à Avignon, Peter Brook en fait une synthèse avec ce Battlefield. Quintessence du théâtre du Britannique, le spectacle passe par la Comédie de Saint-Étienne.


C'est une histoire vieille comme le monde, une fresque épique et sanguinaire écrite depuis des millénaires, 12 000 pages en sanskrit pour dire l'origine et le fondement de l'Inde. Et cette bataille au sein d'une même famille (les Bharata) entre cinq frères (les Pandavas) et leurs cousins (les Kauravas), cent fils du roi aveugle Dritarashtra. Re-rédigée par Jean-Claude Carrière, cette épopée avait donné lieu à une pièce fleuve présentée au festival d'Avignon 1985, dans un endroit défriché pour l'occasion : la carrière de Boulbon.

À la question de savoir pourquoi Peter Brook, à 90 ans, remet le couvert, la réponse est sur scène très rapidement : le besoin de réaffirmer que rien ne change et que ce conflit si ancien a tant de résonances encore. Dans cette version considérablement raccourcie, Brook va à l'essentiel, dégageant son récit des descriptions trop précises des relations de cette dynastie. Il s'attache plutôt à situer son propos sur ce qu'il reste de l'homme : « Au diable la condition de l'Humanité ! » étant les premiers mots, en anglais sur-titré, de ces soixante-dix minutes attribués au roi orphelin de sa progéniture. Désormais que tout a été saccagé, il est temps de regarder les décombres.

Rite théâtral

Comme à son habitude, Peter Brook se refuse à noyer le plateau sous un déluge d'accessoires figuratifs. Son "espace vide", tôt théorisé, est presque caricatural tant un espace Brook ressemble à un espace Brook. Mais force est de constater que cela fonctionne merveilleusement bien. Pas besoin de plus que ce cube servant d'assise, quelques sceptres de bois et des couvertures aux couleurs unies et éclatantes pour figurer le bois ou le palais, le vieillard ou le jeune homme.

La direction d'acteur fait le reste : très sobre, presque raide et face public. C'est lorsque les comédiens se regardent et engagent un échange que leur talent se fait plus cru et que l'émotion affleure enfin, que les morts par milliers, la forêt, le Gange ou même un ver de terre deviennent palpables, plus que les termes grandiloquents de Vérité, Justice, Destin (majuscule comprise) assénés de trop nombreuses fois, plus que cette dialectique d'amour versus guerre. Il y a dans cet Battlefield qui porte très justement et simplement son nom un chant du désespoir qu'il est réconfortant de partager.

Battlefield, du lundi 6 au jeudi 9 mars à 20 h, à la Comédie de Saint-Étienne


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