Ce sont des gens dans des chemises...

L'artiste danois Peter Martesen présente à Saint-Étienne sa première exposition personnelle dans un musée français. Son œuvre, particulièrement troublante, sonde notre condition post-moderne et quelques énigmes atemporelles.


« C'est un grand terrain de nulle part / A la lunette d'un microscope / On regarde, on regarde, on regarde dedans / On voit de toutes petites choses qui luisent / Ce sont des gens dans des chemises... » chantent Gérard Manset, et Alain Bashung... Écrit par Manset, « Comme un légo » dit la mélancolie d'une époque où les individus font masse, où les villes et les hommes deviennent interchangeables, et où les microscopes et les statistiques scrutent et gouvernent les âmes... L'auditeur est alors partagé entre une compassion émue pour notre condition dérisoire et un grand dégoût face à tant d'objectivité, de calcul, de fonctions comptables... Rarement morceau de musique aura résonné aussi bien avec l'œuvre (peinte ou dessinée) d'un artiste, celle du danois Peter Martensen en l'occurrence. Même s'il se défend d'être un peintre d'histoire, et s'il rappelle qu'  « [il] peint d'abord et réfléchit après », Peter Martensen se réclame d'un "réalisme mental" : soit une plongée dans la psyché humaine contemporaine, psyché qui ne peut être abstraite de son environnement social. Ses figures dédoublées, apathiques, absentes à elles-mêmes et aux autres, se présentent comme autant de "signes de l'homme moyen", de "Monsieur tout le monde", comme autant de petits légos interchangeables dont l'association fait groupe, société, voire monde... On assiste dans les œuvres de Martensen à un curieux retour de la psychologie : la psychologie d'un monde dénué de psychologie, et où le vide fait office d'âme ! Mais ce vide n'est, après réflexion et contemplation de ses œuvres, ni forcément désespéré ni définitif.

Comme un rêve

La propre psyché de l'artiste a pris naissance en 1953 au sein d'une famille cultivée et encourageante, puis a traversé les malaises de l'adolescence en les conjurant par beaucoup de dessin, de haschisch, et de musique (Martensen a été guitariste)... Après plusieurs tentatives infructueuses, Peter Martensen entre à la prestigieuse Académie royale des Beaux-Arts à Copenhague. Il admire Velázquez, Goya, Le Caravage, peint des autoportraits et des portraits de sa petite amie, avant de dériver ensuite vers des idées et des mises en scène plus imaginaires et étranges... Bientôt, l'association libre et la fabrique du rêve seront pour lui des modèles pour la composition de ses œuvres : on se sait jamais très bien d'où proviennent les rêves ni ce qu'ils signifient exactement. Et même s'il travaille à partir de photographies de magazines, d'images TV ou d'observations de son environnement (la crise économique de 2008, la vie scientifique...), Peter Martensen fond ses œuvres parmi les méandres de l'inconscient, du mystère et de l'ambiguïté... On pense alors parfois, en regardant ses dessins et ses peintures, à une vieille histoire chinoise racontée par le psychanalyste Jean Oury... C'est le soir, au crépuscule. On se promène sur une route. À la croisée des chemins, on voit une femme accroupie qui se tient la tête dans les mains. On s'approche, pour voir ce qu'elle a ; elle lève la tête et il n'y a pas de visage !

Significations en suspens

Ce vide tour à tour terrifiant ou stimulant (car annonciateur d'un possible, d'un à-venir), nous le retrouvons à travers différentes mises en scène peuplées de personnages « neutres » : des savants aux blouses blanches s'adonnant à des observations de leurs semblables plus petits, des fonctionnaires s'activant au beau milieu d'un fatras de feuilles blanches dispersées, des agents de change fuyant à toutes jambes un danger indéterminé, une foule compacte attendant un métro, de trop sérieux étudiant saisis dans l'immobilité et la grisaille verdâtre d'une salle de cours... Plastiquement, Peter Martensen est passé peu à peu du monochrome à des couleurs aux dominantes vertes, du dessin à la peinture et même à la vidéo... Avec toujours cet étrange mélange d'onirisme, de critique sociale et de pathos refoulé qui font aussi immédiatement référence aux univers littéraires de Frantz Kafka ou du Bartleby de Melville... « Martensen est un peintre poussé par des obsessions et des questions sans réponses, qui sont peut-être aussi obscures et ambivalentes pour lui que pour nous » écrit un autre écrivain, son ami Jens Christian Grondahl.

Ravage de Peter Martensen, du 9 mars au 27 août 2017 au Musée d'art moderne et contemporain de Saint-Étienne

Repères biographiques :

1953 : Naissance à Odense au Danemark
1982-1984 : Formation à l'Académie royale des Beaux-Arts de Copenhague
2000 : Entre à la galerie Mundt à Paris qui lui a consacré déjà huit expositions
2016 : Exposition dans le cadre de l'accrochage collectif « Intrigantes incertitudes » au Musée d'art moderne et contemporain de Saint-Étienne
2017 : Première exposition monographique dans un musée français au MAMC. Publication d'un catalogue.


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