Emmanuel Mouret, Cécile de France, Édouard Baer : « Pour moi, le cinéma est dans les ellipses, dans ce que l'on suppose »

La rencontre entre Emmanuel Mouret et Diderot provoque celle de Cécile de France avec Édouard Baer. Conversation avec trois d'entre eux — Diderot étant naturellement excusé…


On savoure dans le dialogue de Mademoiselle de Joncquières chaque détail de sentiment, chaque atome de langue. C'est habituel chez vous, mais n'y avait-t-il pas ici pour vous une gourmandise supplémentaire ?

EM : Dans un film en costumes qui se rapporte à une époque assez éloignée dans le temps, et d'autant plus un film XVIIIe, on est d'emblée porté sur ce plaisir des mots choisis et des personnages qui peuvent faire l'examen de soi en maniant avec dextérité la langue.

C'est mon producteur qui avait très envie que je fasse un film d'époque : il pensait que, justement, on entendrait mieux mes dialogues avec cette distance du temps qui permet finalement de connecter plus directement. C'est comme les films de science-fiction ou les dessins animés, on n'a pas d'idée arrêtée sur ce que ça doit être. C'est donc un film où j'ai pu faire parler les personnages beaucoup plus librement que dans un film contemporain.

Cette époque porte à incandescence la langue et les sentiments…

EM : Toutes les époques ont leur intérêt pour la langue, mais il y a au XVIIIe siècle un goût pour une langue qu'on reconnaît, qui est proche et en même temps un peu différente de la nôtre. C'est aussi la fin de l'aristocratie, des nobles, et de ces personnages ont tout le loisir s'interroger sur ce qu'ils ressentent — on ne le retrouve plus aujourd'hui même chez les gens très fortunés, qui sont peut-être beaucoup plus occupés à s'occuper à leur capital !

Et puis, ce XVIIIe français est connu dans le monde entier à cause de cette époque des Lumières, de la Régence et de la disparition complète d'une forme d'autoritarisme religieux. On s'intéressait plus librement à l'étude du monde, aux plaisirs.

Le jeu de ce siècle, c'était faire la part entre le plaisir et la morale — et la rigueur, ou la religion. Aujourd'hui, on est tout aussi clivé entre ce que j'appelle le plaisir, l'amour profane, et une conception plus sacrée de l'amour.

Vous avez trouvé l'intrigue chez Diderot…

EM : C'est une nouvelle de quelques pages qui se situe dans Jacques le Fataliste et son maître.  Tous deux arrivent dans une auberge, et c'est une aubergiste qui leur raconte cette histoire en débouchant des bouteilles. Lorsqu'il y avait des dialogues, je me suis efforcé de les garder. Il doit y avoir peut-être un quart des dialogues de Diderot et le reste que j'ai brodés.

Le fil ressemble à celui de Bresson dans Les Dames du Bois de Boulogne

EM : Alors, oui puisque Bresson s'est nourri de ce même passage, sauf qu'il l'a adapté de façon contemporaine et qu'il est rentré dans l'histoire assez différemment : il s'est surtout intéressé à ce personnage que j'ai appelé Mademoiselle des Jonquières — qui est Mademoiselle d'Aisnon dans le récit de Diderot et qui est le personnage principal de son histoire. Je me suis beaucoup plus intéressé à la Marquise elle-même et à ses rapports avec le Marquis. Ce que j'aimais beaucoup chez Diderot, c'est que le personne de Mademoiselle des Jonquières apparaissait à la fin, presque tardivement. Cette surprise dramatique m'a toujours ému. J'ai beaucoup développé le début, qui tient en deux-trois phrases, pour que l'on sente le lien de la Marquise et sa blessure amoureuse.

La machination de la Marquise pour se venger rend l'argument extrêmement contemporain, dans l'esprit du mouvement #MeToo ?

EM : La modernité, c'est l'inactuel. C'est d'ailleurs pour cela que l'on continue de lire les classiques ou les anciens parce qu'il y a une modernité, ça n'a pas vieilli. Donc c'est actuel par inactualité…

Il y a une grande proximité entre le Marquis et Valmont, la Marquise et Mme de Merteuil…

EM : Bien sûr. Le texte de Diderot est assez contemporain de celui de Laclos. La Pommeraye et Merteuil sont des femmes magnifiques, impressionnantes, diaboliques mais resplendissantes. Mais contrairement à chez Laclos, la Marquise et le Marquis ne sont pas des personnages cyniques ni désabusés ayant un goût pour la perversité. Ce sont de vrais amoureux qui sont sincères. C'est là la grande différence, qui fait grandeur du récit de Diderot ; on peut s'identifier. Alors, bien sûr le Marquis semble excessif ; bien sûr là où on fomente une vengeance on s'arrête dans la minute qui suit. Chez Laclos, il y a quelque chose de très impressionnant mais de très froid, et ils sont pris à leur propre piège.

Vous avez pris un illustrateur, Sébastien Laudenbach, pour jouer le personnage d'un peintre. Et cependant, on ne voit jamais le portrait qu'il réalise…

EM : C'est un ami et cela m'amusait qu'il soit là. On s'est posé 36 000 questions pour le portrait. Comment faire un beau portrait d'époque ? Finalement, c'était plus intéressant qu'on le suppose, qu'on l'imagine par la suggestion, qui est souvent le lieu du cinéma.

Le cinéma, pour moi, est dans les ellipses, dans le hors-champ, derrière les yeux, dans ce que l'on suppose. Notre imaginaire est touché quand on doit imaginer, et non quand les choses sont toutes montrées.

Cécile, comment avez-vous abordé ce personnage ?

CdF : C'est un rôle exceptionnel. Je suis très heureuse qu'on me l'ai offert — ce n'était pas gagné : je sais que j'ai cette image — dont je me libère ici — de fille solide saine bien dans sa peau. Jouer la cruauté d'une femme qui souffre, c'était une très belle opportunité.

Fait-elle plus souffrir qu'elle ne souffre elle-même ?

CdF : C'est tout son paradoxe Le spectateur est invité à choisir, et je me suis beaucoup interrogée sur mon personnage, savoir où je devais me positionner — parce qu'on aime toujours le personnage qu'on interprète. C'est comme une amie, on passe deux mois ensemble, on a de l'affection pour elle. C'était un conflit intérieur : c'était formidable qu'elle ait ces propos féministes, qui résonnent aujourd'hui, qui sont engagés, c'est une femme qui se libère et s'affranchit de tous les codes imposés par sa catégorie. Et j'étais outrée par ce qu'elle fait, qui est ignoble. 

Avez-vous relu des textes du XVIIIe pour vous préparer ?

CdF : Non, j'ai relu la nouvelle tirée de Jacques le fataliste. J'ai pris plus de temps à parler avec Emmanuel. J'ai peut-être lu d'autres textes de Diderot pour avoir justement sa position sur le féminisme, c'était intéressant car il n'existait pas l'époque, il est arrivé au siècle d'après.

On est au sein d'une crise sociale qui dénonce les inégalités sociale et tout d'un coup, on se met à s'interroger sur la statut juridique de la femme. Beaucoup de similitudes existent entre le Siècle des Lumières et notre époque. Ce serait bien qu'il y ait une Révolution ! (rires)

Et vous Édouard, comment avez-vous abordé le Marquis ?

EB  : Je n'ai pas pas lu Diderot. Il faut faire l'effort d'apprendre le texte et de le savoir comme une centième de théâtre, pour que les mots ne soient pas une prison. Pour que ce ne soit pas juste propre, ne pas dire juste joliment les mots en articulant. Si c'est juste joli, dire de belles phrases dans de beaux costumes, c'est assommant. Donc il faut l'apprendre un peu plus qu'un autre texte. Pour que ça sorte dans le sentiment. Parce qu'autrement, ce ne sont pas ces mots-là qui vous viennent.

La séquence du dîner, où il fait face à la Marquise et à Mademoiselle de Joncquière l'expose comme sur une scène de théâtre…

EB  : C'était très amusant : c'est la seule vraie scène de comédie. C'est dingue : mon personnage joue, il ne sait pas qu'il joue un truc, alors que c'est lui qui est joué. C'est du théâtre italien. Ce qui est beau c'est que la sincérité de l'époque s'exprime dans des mots qui restent quand même très construits. Parfois il y a le silence quand on est trop ému par quelque chose ; là ce sont des mots d'un sincérité totale qui sortent de sa bouche. J'aime bien quand il se décompose devant elle, qu'il pense qu'il ne va pas la voir ; je suis obsédé par cette scène.

La déclaration dévote qu'il fait à ce moment, contre ses convictions libertines, ressemble à “Il n'y a pas d'amour heureux…“ d'Aragon

EB : Ah… (rires) « Rien n'est jamais acquis à l'homme Ni sa force/Ni sa faiblesse… » Non, non, c'est vraiment, je crois, du langage des dévots de l'époque. Cette hypocrisie qu'on retrouve dans Molière, avec des phrases toutes faites. C'est vraiment une religion de représentation, une religion-spectacle avec des aveux, il faut se faire voir à l'église, bien avoir des réponses à tout ; oui c'est du théâtre : « J'ai mon honneur tant que personne ne s'aperçoit que je suis une ordure ». Les vertus publiques, les vertus privées…

Ce qu'il y a de plus beau dans le film et qui en fait un grand film, c'est la dernière partie quand il perd complètement ses moyens. Il a l'air de contrôler le truc, il pense que l'argent va payer ce qu'il veux, et c'est l'effondrement. Quasiment comme Depardieu dans La Femme d'à côté  : « je ne peux pas vivre sans elle », un truc de corps, physique… Il en est malade. On peut dire c'est parce qu'il se refuse à lui, on peut avoir mille explication psychanalytiques, on s'en fout. Sincèrement, c'est très beau, et à jouer c'est incroyable.

Quand il dit « je l'aurai », c'est parce que sa vie en dépend, pas parce qu'il peut se l'acheter. Ça sauve un peu ce personnage qui a des sincérités successives, comme les grands menteurs.

Le film est élégant, mais surtout tragique…

EB : Le scénario et les personnages sont magnifiques — des gens d'une intelligence et d'une analyse de leur vie amoureuse incroyables et d'une liberté… La fin est tellement belle. C'est très intéressant de faire ça avec Mouret, qui a du goût, du style, de l'émotion, de la rêverie, de la sensibilité. Mais y avait un risque que ça soit joli parce qu'Emmanuel aime Rohmer, et moi je n'aime pas Rohmer, ni les choses éthérées, le décalage, le petit pas de côté.

J'aime qu'on rougisse, qu'on pleure. Je n'aime pas la délicatesse au cinéma, mais que cela soit gênant, qu'on pousse les choses. Dans l'art, c'est épouvantable la délicatesse. 

Là, il faut y aller : mon personnage quelqu'un qui va acheter la femme qu'il aime, une femme qui veut la mort sociale d'un homme, l'écraser. Des gens qui jouent des choses de tragédie grecque, pas qui jouent un théâtre de salon. C'est pas du marivaudage ce qui se joue là, c'est beaucoup plus grave ! On ne peut être tout le temps au fleuret moucheté ; il faut être au sabre !

Le verbe est ici essentiel dans le jeu de la séduction. Avez-vous conscience du charme de votre voix ?

EB : J'ai plus conscience des trucs dans le ridicule, quand elle est lâchée dans l'aigu dans les pertes de confiance, quand elle devient maniérée. Je guette plus ça, car je suis agacé par les manières. Parfois, quand je m'entends, on dirait le fils de Sacha Guitry et de Michou. On ne s'aperçoit pas qu'on est faux en jouant mais en réécoutant. Je pourrais presque diriger un acteur à l'oreille.


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