"Joker" : Ris amer

La douloureuse naissance de l'antagoniste de Batman en mode rite initiatique sadique et parcours contre-résilient. Bouc émissaire virant bourreau, Joaquin Phoenix est plus qu'inquiétant dans cette copie-carbone du cinéma des 70's. Un interloquant Lion d'Or.


Atteint d'un trouble mental lui provoquant d'irrépressibles fous-rires, Arthur Fleck vit seul avec sa mère grabataire. Effectuant des prestations de clown pour survivre, il ambitionne de se lancer dans le stand-up. Mais rien ne se passe comme prévu, et une spirale infernale l'aspire…

Un déclassé humilié par tous dans une grande métropole en crise devenant un héros populaire après avoir commis un acte délictuel ; un humoriste raté se vengeant de ses échecs sur son idole… Une quarantaine d'années environ après Taxi Driver (1976) et La Valse des Pantins (1982), Martin Scorsese vient donc de recevoir (par procuration) le Lion d'Or de la Mostra pour un film portant nombre de ses “stigmates“ — ne manque guère qu'un petit fond de religiosité chez le personnage principal —, mais aussi payant un lourd tribut à Sidney Lumet (Network, Un après-midi de Chien) comme à DePalma, dont le Blow Out (1981) brille au fronton d'un cinéma de Gotham. Todd Philipps a en effet signé avec Joker un excellent film des années 1970 — l'ambition est d'ailleurs clairement affichée dès la première image, lorsqu'apparaît le “Big W”, logo stylisé de la Warner ayant prévalu dans le studio de 1972 à 1984.

L'œuvre efficace d'un élève appliqué ou d'un moine copiste, au choix, parfaite de minutie dans la reconstitution des décors, des sons, de l'ambiance crasseuse et pauvre du New York/Gotham post-Vietnam et pré-Reagan bien dépeinte par Walter Hilll ou Don Siegel. Une œuvre qui recycle, enfile les clichés visuels (le ralenti a dû être obtenu au prix de gros)… et tombe aussi dans les travers du cinéma d'époque, à l'épiderme obstinément clair — heureusement qu'il y a les assistantes sociales et la voisine pour faire alibi. Problème : nous sommes en 2019.

Échos et bonniments

Bien sûr, on peut trouver des analogies entre la situation sociale d'il y a 40 ans et celle d'aujourd'hui légitimant le désir d'échos de Phillips. Seulement, le discours politique de son film n'atteint pas en subversion, ni en profondeur celui Schrader — c'est sans doute révélateur de l'actuelle crise globale des idées. Le jury de Venise s'est-il laissé embobiné par la dimension cosmétique du film, sa facture masquant son psittacisme ? Par la semi-audace consistant à “auteuriser“ un film de super-héros en lui donnant une esthétique noire et réaliste, découlant en fait de  Frank Miller, Tim Burton et Christopher Nolan ? Trouvait-il révolutionnaire, après avoir sacré un achat de Netflix l'an passé, de laurer un spin-off — non Marvel de surcroît ? Ou bien que  Joaquin Phoenix ne méritait pas de Coupe Volpi alors qu'il EST le film, comme aurait pu l'être Christian Bale ? À moins qu'il n'ait succombé, entre deux quintes sardoniques du Joker, à l'un des plus beaux sourires contemporains, celui de Zazie Beetz. On peut en ce cas invoquer des circonstances atténuantes.

Lion d'Or Joker de Todd Phillips (É.-U.-Can., 2h02) avec Joaquin Phoenix, Robert De Niro, Zazie Beetz…


<< article précédent
Christophe Honoré : « Je ne suis pas sorti de ma chambre d’adolescent de 14 ans et demi »