"Sorry We Missed You" : Misère UBER alles

Un intérimaire se lance dans l'entrepreneuriat franchisé avec l'espoir de s'en sortir… précipitant sa chute et celle de sa famille. Par cette chronique noire de l'ère des GAFA, Ken Loach dézingue toujours plus l'anthropophagie libérale. En compétition à Cannes.


Newcastle, de nos jours. Abby et Ricky s'en sortent tout juste avec la paie de l'une et les intérim de l'autre. Alors, Ricky convainc son épouse de vendre leur voiture pour acheter un utilitaire afin de devenir livreur “indépendant“. Le mirage d'une vie meilleure s'offre à eux. Le début de l'enfer.

D'aucuns pourraient reprocher — c'est une figure de style : en fait, ils le font — à Ken Loach de rabâcher sous toutes les formes sa détestation du modèle capitaliste. Ou d'avoir joué depuis trente ans les prophètes de mauvais augure en dénonçant avec constance les ravages de la politique thatchéro-reagano-libérale qui, ayant désagrégé le tissu socio-économique britannique, n'en finit plus de saper ce qu'il reste de classe moyenne, après avoir laminé les classes populaires, au nom de la “libre“ entreprise, “libre“ concurrence… bref de toute cette belle liberté octroyée au haut de la pyramide pour essorer le lumpenprolétariat. Trente ans que Loach essuie les mêmes remarques condescendantes des partisans du marché (qui le voient comme les éditorialistes considèrent Greta Thunberg) et se trouve a contrario encensé par les gauchistes. Mais trente ans que les faits lui donnent obstinément raison, la situation s'aggravant.

On achève bien les prolétaires

Dans la lignée de It's a free World (2007) qui révélait déjà l'exploitation des misérables par des moins pauvres qu'eux (anticipant avec une stupéfiante prescience le principe de l'ubérisation — c'est-à-dire augmenter la précarité ainsi que les intermédiaires — et son répugnant succès) Sorry We Missed You montre que ce mirage économique constitue une servitude pire que la condition ouvrière du XIXe siècle, dans la mesure où elle est consentie et donne l'illusion à sa victime qu'elle est décisionnaire de son sort. “Petit patron“ tributaire du bon vouloir d'un chef lui même aux ordres d'un groupe, Ricky est piégé par sa supposée liberté, dont il découvre à ses dépens à quel point elle est encadrée et qu'elle ne souffre aucune tolérance.

Si Loach et Laverty son scénariste sont comme toujours d'une rigueur clinique dans la mise en place du contexte “économique“, ils transcendent ce cadre pour faire drame en l'habillant de vie et d'humanité — ici douloureuse. La situation de Ricky ne provoquerait pas une telle empathie sans les interactions familiales : les relations en dents de scie avec ses enfants, contrecoup de ses tensions professionnelles, sont très prévisibles mais donnent toute la chair à ce récit qu'il faut accepter comme une ultime sommation. On ne sait pas à la fin du film ce qu'il adviendra des personnages, mais tout indique que le mot “heureux“sera clairement de trop…

Sorry We Missed You De Ken Loach (G.-B.-Bel.-Fr., 1h40) avec Kris Hitchen, Debbie Honeywood, Rhys Stone…


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Pascal Descamps dans l'Oeil du Petit Bulletin #33