Hommage à Saint-Étienne


Jeudi. Un bar-brasserie ordinaire nommé "La Dame aux 2 chicots".  Il est 14h23. Nous sommes en avril 2019. Les gens ne travaillent pas dans cette cité. À 14h23 ils sont encore accoudés au bar et rajoutent du Picon dans leur galopin. Ils ont la truffe violette, épaisse, des manteaux sans forme, difficile d'en décrire précisément la couleur, ils sont entre deux âges, ils sont entre deux vins. Les vrais punks ce sont eux car ils n'ont aucun code vestimentaire. Cela dit que porter avec une paire de pantoufles et une veste de pêche orange. Sont pas là pour fourrer les mecs ! L'un deux raconte ses embrouilles avec EDF qui a envoyé des lettres de relance via une société de recouvrement nommée Contentia. Personne ne semble l'écouter. Son acolyte fixant un "Banco perdant" depuis maintenant bien une demi-heure. Les regards sont vides, lointains. Univers somme toute masculin malgré la présence d'une avocate décatie qui caramélise son palais au Bourgogne-Aligoté légèrement vert. Elle se fait draguer mollement par une personne dont les franges retombent systématiquement sur la nuque... personne n'osant lui dire qu'il est chauve le Gégé. Ancienne ville de mineurs. Souvent caricaturée dans les films ou les médias pour son caractère sinistre et non accueillant. C'est faux. Saint-Étienne, à l'instar de villes du Nord de la France, a des reflets de nostalgie heureuse, l'alcool et les jeux à gratter servant bien évidemment de filtre vaporeux à une réalité trop abrupte, mais entre deux filets de bave à 40 degrés, des fulgurances fleurissent dans les bars de quartier. Saint-Étienne n'est pas sans rappeler certains films belges comme La Merditude des Choses ou Dikkenek... ou des œuvres de Kusturica comme Chat noir Chat blanc... À Saint-Étienne, on suspend un drap blanc dans l'abattoir et ça devient le cinéma et les gratons de porcs font office de M&M's. Elle est délirante cette ville, à rebours, tintée de prolétariat, de bourgeoisie décalée, de notables déclassés, de commerciaux bedonnants dont les gourmettes baptisées "Jean-Mi", "Mickael" ou "Cédric" peuvent atteindre le poids d'un kilo 8 ; cette ville compliquée, tour à tour bucolique et infréquentable, est matinée d'une poésie paradoxale soulignée par le fameux chansonnier local "Jean-Félix Croustipaille" qui rote son poème gaga intitulé T'as encore bu la monnaie du pain Michel. À Saint-Étienne, l'ouvrier claque facilement la bise au gros notaire libidineux qui lui-même caresse volontiers la croupe du petit charcutier traiteur de la Grande Rue. Oui, à Saint-Étienne, il n'y a qu'une rue de plus de 10 mètres qui s'appelle donc logiquement la Grande Rue. Petit charcutier traiteur je disais, qui s'appelle Michel, comme son papa et comme sa maman aussi. Saint-Étienne est une pâte à mâcher à la fois fragile et indestructible. Un roseau urbain qui s'inscrit dans les siècles mais n'y participe plus depuis plus de quarante ans. On dit que le nuage de Tchernobyl y serait resté 2 jours de plus qu'ailleurs car il était bloqué entre les 7 collines de celle qui s'est appelée autrefois, après la Révolution, Armeville. C'est pour ça que les gens mettent du Picon dans les Chocapic des gosses et que le Maire se balade nu avec une cape de Mousquetaire et un gant en latex. Et c'est aussi pour ça que les avocats entendent sempiternellement les mêmes questions dans leur cabinet « Si on divorce avec ma femme, légalement on reste quand même frère et sœur ? » Plus sérieusement je rends hommage à ma Ville que j'aime et que j'aimerai toujours. Dès que le confinement s'achève, je prévois d'y faire la java du siècle, une pampille de tous les diables. On va boire et s'aimer à s'en faire péter les artères mes Seigneurs !


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Weiss toujours dans le game