Hervé Nègre, photographe aux semelles de vent

Après avoir parcouru et photographié un nombre presque incalculable de pays, le photographe Hervé Nègre pose ses valises à Saint-Étienne. Fraîchement installée aux pieds du Crêt de Roch, la Galerie A témoigne du riche parcours artistique mais aussi humain d'un homme passionnément curieux. Texte et photo Niko Rodamel


Depuis sa naissance à Lyon en 1948, on peut dire qu'Hervé Nègre a continuellement suivi l'appel du large, glissant de parallèles en méridiens avec son appareil photo à portée de mains et les yeux grands ouverts sur le monde. Dès l'enfance, les déménagements seront nombreux, la famille vivant au rythme de la carrière militaire du paternel. « J'ai déménagé 34 fois déjà, en France comme à l'étranger, depuis tout petit j'ai vu défiler pas mal de paysages. » Étonnement, personne dans la famille ne pratiquait sérieusement la photographie. « Je me souviens pourtant de quelques images en noir et blanc que mon père avait faites en Indochine. Sur l'une d'entre elles on voyait un pêcheur et son reflet à la surface d'un lac, avec un monument en arrière-plan. Cette image a sans doute allumé quelque chose en moi. » Avec le temps le garçon verra donc grandir cette attirance pour la photo, un élan intérieur qui l'encouragera au détour de l'adolescence à enchaîner quelques petits boulots. « Mon premier salaire est passé dans un Solex neuf et un appareil photo d'occasion ! C'était un Foca Universel, copie française de Leica. J'ai fait mes premières photographies au lycée, le jeu était de s'approcher au plus près des professeurs pour faire leur portrait puis glisser le tirage dans leur casier quelques jours plus tard. » En 1968, Hervé fera son service militaire à bord de La Jeanne d'Arc, un croiseur porte-hélicoptère qui lui fera vivre son premier tour du monde à l'âge de vingt ans. Puis en 1971, il participe à la création de l'hebdomadaire culturel Lyon Poche. « À cette époque, je voyais passer dans mon collimateur beaucoup de chanteurs et musiciens au Palais d'Hiver, mais aussi des gens de cinéma. Je me souviens par exemple avoir photographié Jerry Lee Lewis dans sa loge, Bécaud, Delon, Costa-Gavras et bien d'autres. »

J'ai déménagé 34 fois déjà, en France comme à l'étranger, depuis tout petit j'ai vu défiler pas mal de paysages.

Les Kalash du Hindu-Kush

En 1976, Hervé part pour un séjour fondateur au Pakistan. Tout en parcourant de très nombreux autres pays, le globe-trotter reviendra régulièrement dans cette région mouvementée du Moyen-Orient, de part et d'autre des frontières afghanes et pakistanaises, durant trois décennies. « Au fil de mes séjours là-bas, j'ai dû passer l'équivalent de deux années et demie sur place. Dans les années 80 j'ai notamment vécu dans la toute petite communauté des Kalash : une vraie aventure humaine que j'ai pu partager avec mes amis ethnologues Jean-Yves Loude et Viviane Lièvre. » Les trois compères seront littéralement fascinés par cette communauté ultra-minoritaire de quelque 3000 membres installée dans trois vallées, une des dernières sociétés dont la pensée est structurée par le chamanisme, mais profondément bouleversée depuis l'invasion soviétique de l'Afghanistan en 1979. Après huit séjours de plusieurs mois entre 1976 et 1991, l'équipe finira par faire don de nombreuses archives au Musée des Confluences en 2016 : photographies, films, enregistrements, dessins d'enfants et objets divers. « Sur les 500 000 clichés produits dans la région, j'ai légué à peu près 20 000 images. » De ce fond documentaire naîtra l'exposition Fêtes himalayennes, les derniers Kalash, présentée en 2018-2019. Entre 1980 et 2018, les trois amis publieront ensemble au moins deux autres ouvrages autour des Kalash. « Cette région des hautes montagnes de l'Hindu-Kush et surtout ce peuple des Kalash m'ont marqué à jamais, c'est certain. Ces gens ont fini par nous accepter, nous accueillir au sein de leurs traditions. J'ai pu photographier leur quotidien mais aussi les moments particuliers de fête. J'y suis retourné en 2007 pour retrouver les enfants photographiés trente ans plus tôt. » On le sait, dans ce genre d'œuvre ethnologique, la photographie est une façon d'écrire, de décrire et donc d'immortaliser de façon franche et sincère toute la culture d'un peuple avant qu'il ne disparaisse. Un travail qui bien souvent transcende le photographe. A chacun de ses voyages, c'est la rencontre avec l'Homme qui intéresse par-dessus tout Hervé Nègre, privilégiant largement le portrait en face à face. « Le portrait c'est d'abord une rencontre humaine car il crée immédiatement une certaine complicité. Ce sont des instants qui te nourrissent et qui te renvoient plein de choses car au fond c'est aussi une rencontre avec toi-même. »

Le portrait c'est d'abord une rencontre humaine car il crée immédiatement une certaine complicité. Ce sont des instants qui te nourrissent et qui te renvoient plein de choses car au fond c'est aussi une rencontre avec toi-même.

Photodidacte

Self-made-man, Hervé nourrit quelques regrets quant à sa formation qui par la force des choses s'est faite sur le tas. « En 1975, j'ai fait un bref passage aux beaux-arts de Lyon où je ne suis resté que trois mois. L'esprit même de l'enseignement qui y était dispensé, avec cette absolue nécessité de commencer par démolir les étudiants, m'a profondément déçu. J'ai donc dû me former par moi-même, apprenant de mes erreurs. Quand tu n'as pas de regard extérieur pour analyser ton travail et corriger les erreurs, tu galères et surtout tu perds beaucoup de temps. » Longtemps fidèle aux boîtiers télémétriques de la marque allemande Leica, le photographe rejoindra un temps l'écurie Nikon, lorsque les facilités du pixel sont venues secouer le monde de l'argentique. Aujourd'hui, Hervé utilise un moyen-format numérique produit par la firme japonaise Fujifilm. En cinquante ans l'artiste n'a pas seulement photographié les visages du monde, répondant à de nombreuses commandes dans des univers aussi différents que ceux de la cuisine, de l'industrie, des hôpitaux ou de la musique classique. A la sortie du confinement Hervé ouvrait enfin sa galerie au public, proposant une toute première exposition, avec des images sur le thème de l'eau saisies au Kenya, au Japon, en Islande ou plus près, en Haute-Loire. Au 8 de la rue Robert, il est donc possible de rencontrer le photographe, de découvrir son univers et apprécier son travail, ou encore feuilleter ses nombreuses publications. « Cette galerie a pour ambition de montrer mon travail photographique au fil de cinquante années de reportages, de travail d'édition et de sujets d'expositions. Mais je la vois aussi comme un lieu d'échanges : j'imagine y organiser des rencontres et y accueillir d'autres photographes dont le travail me touche. » Hervé Nègre est ainsi de ces photographes qui, au-delà d'une pratique parfois solitaire et silencieuse, cultivent avec la même passion un évident sens du partage.


Carnet de voyages

- Années 60-70 : Algérie / tour du monde sur la Jeanne d'Arc / Danemark / Canada / Gabon / Afghanistan / Pakistan / Inde / Rajasthan / Japon / Cameroun

Années 80-90 : ex-Yougoslavie / Pakistan / Sénégal / Israël / Grèce / Allemagne / URSS / Kazakhstan / Cameroun / Hongrie / Thaïlande

 Années 2000-2010 : États-Unis, Canada / Vietnam / Laos / Cambodge / Inde / Rajasthan / Pakistan / Monténégro / Tchéquie / Maroc / Danemark / Suède / Norvège / Islande


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